II.1.B Calcul, Représentation et Systèmes Complexes

Simon & Lewis (1962) ont pensé à l’auto-organisation dans les systèmes intelligents artificiels. Crutchfield (1994) et Crutchfield & Mitchell (1995) prévoient une nouvelle sorte de machine de calcul entièrement à base de systèmes complexes. L’objectif premier de cette entreprise serait l’étude de l’émergence, afin de mieux la comprendre pour bien s’en servir.

Une machine de calcul, ou ordinateur, n’est qu’un Système Symbolique Physique (SSP), d’après l’hypothèse de Newell & Simon (1976). Des mécanismes qui incorporent des règles de la logique pour la manipulation de certaines formes stables physiques utilisés comme symboles ou représentations physiques sont à la base de ces machines. Ces machines ont ainsi une structure matérielle qu’on peut penser indépendante du temps. L’organisation des processus pour le traitement de l’information est monotone car elle suit des lois logico-physiques qui ne peuvent être changées par aucun processus de la machine. Une couche procédurale permet d’instancier les lois logiques sous forme de mécanismes permettant la preuve de théorèmes. Ainsi, des systèmes monotones sont la base des systèmes en IA classique. Pourtant, la pensée humaine semble un système non-monotone (Kugel, 1986).

Dans les systèmes monotones les différents niveaux de traitement de l’information possèdent une hiérarchie établie a priori, et un contrôle central s’avère nécessaire, car le traitement se fait par décomposition analytique, ce qui assure ici la cohérence des informations et le bon fonctionnement de l’appareil. En systèmes non-monotones les calculs et les comportements du système ne suivent pas uniquement l’ordre des preuves de théorèmes mais les calculs réagissent à des événements externes à l’unité de traitement de l’information (Kugel, 1986).

Sans pouvoir s’appuyer intégralement sur la rigueur de la logique, une notion de calcul à base de systèmes complexes doit proposer une nouvelle notion de structure et de processus de calcul, ainsi que de représentation.

Selon Crutchfield (1994), l’ASC des machines consiste en une notion particulière de structure en théorie du calcul. La structure de la machine complexe serait à base de « computational mechanics of nonlinear processes ». Cette structure malléable pourra être modifiée grâce à des mécanismes pour la transformation de la structure. Elle est appelée par l’auteur « hierarchical machine reconstruction ». Afin de relier les processus structurels à ceux de la reconstruction, Crutchfield prévoit des « evolutionary mechanics ». Enfin, il suggère que cette machine complexe serait le cadre du calculable pour l’étude de l’émergence.

Mitchell (1998) pense que l’ASC des machines de calcul, ou du calculable, se fait par l’union des approches en IA classique et de l’approche dynamique. Effectivement, c’est à travers l’étude des systèmes complexes que les termes de la tradition systémique et dynamique sont entrés dans le vocabulaire de disciplines telles que la physique, l’informatique et d’autres encore.

‘« Dynamical approaches view the behavior of a temporally changing system in a geometric way – in terms of “trajectories”, “attractors”, “bifurcations”, and so on. Historically, dynamical systems theory has been useful for understanding complex systems in which “self-organization” or “emergent behavior” appears. » (Mitchell, 1998, p. 713)’

Mitchell (1998) dit que dans les théories du calcul en sciences cognitives on ne rencontre que des théories de la structure concernant le traitement de l’information et une structure fonctionnelle des états mentaux. Les techniques utilisées pour cela sont, selon Mitchell (1998), les réseaux sémantiques, réseaux de neurones, schémas, réseaux bayésiens, logiques floues et preuves de théorèmes. Mitchell (1998) explique qu’il existe ainsi un vide en ce qui concerne les processus dynamiques et auto-organisationnels des représentations en sciences cognitives.

Maturana, Varela, Rosch, Coutinho et d’autres, ont beaucoup travaillé sur l’auto-organisation, l’émergence et la compréhension de la cognition. Pourtant, le concept de représentations internes, indispensable dans la conception et la construction des machines, fut critiqué et menacé d’abandon. En réalité, en psychologie, le concept de représentation dynamique n’a jamais été abandonné et il demeure très cohérent avec celui d’auto-organisation (Linard, 1996).

Le concept de représentation semble pertinent et assimilable par les nouveaux concepts en sciences cognitives, actuellement presque complètement renouvelée par l’ASC et la théorie de l’enaction.

En ce qui concerne la machine complexe, Mitchell (1998) propose la reprise du concept de représentation mais pas comme symboles matériels.

‘« Most of these theories assume that information processing consists of the manipulation of explicit, static symbols rather than the autonomous interaction of emergent, active ones » (p. 715).’

Les théories classiques en sciences cognitives n’expliquent pas ce que sont les représentations (Mitchell, 1998), (Rocha & Hordijk, 2005). Elles ne peuvent pas facilement expliquer la complexité intrinsèque des « états » mentaux, ses trajectoires, bifurcations, conjonctions, leur couplage avec le corps et l'environnement, et comment les représentations de la cognition de haut niveau peuvent émerger d'un substrat plus bas, plus proches des systèmes physiques, chimiques et informatiques, ou encore le moyen de passer de la cognition de bas niveau à celle de haut niveau.

Les collaborations entre les systèmes complexes et les sciences cognitives, se font essentiellement par le transfert de concepts. « Mécanismes » et « Systèmes Complexes Adaptatifs » contre « Changement Continu », « Couplage entre cerveau, corps et environnement » (Mitchell, 1998). Pour Rocha & Hordijk (2005) la vision des représentations comme « indeed function » est à l’intersection des systèmes complexes et systèmes cognitifs.

Dans ce sens, les travaux de Mitchell, Rocha et Hordijk, viennent compléter et modifier un peu le projet d’une machine complexe de Crutchfield. Compléter, car sur le triptyque processus, structure et représentation, Crutchfield (1994) a porté beaucoup d’attention au concept de « mécanismes non-linéaires » comme structure, à celui de « reconstruction hiérarchique de la machine » pour la transformation de la structure et à celui de « mécanismes évolutionnaires » comme processus. Mais pour Mitchell, Rocha et Hordijk cela ne semblait pas suffisant, il fallait une manipulation de représentations émergentes.

Pour Mitchell (1998), la manipulation de représentations émergentes est nécessaire pour jouer le même rôle pour la machine complexe que les symboles matériels jouent dans les systèmes informatiques actuels.

‘« Unlike what is commonly understood in Cognitive Science, we argue that evidence from Biology shows that representations are not stand-ins dynamic processes, and also do not need to refer to situations external to a given organism or dynamics. We propose criteria to decide if a given structure is a representation by unpacking the idea of inert structures that can be used as memory for arbitrary dynamic configurations. » (Rocha & Hordijk, 2005, p. 189). ’

La représentation et la cognition sont toutes les deux des systèmes auto-organisationnels dans la nature, mais l’émergence de la première sert à fonder une mémoire interne au sein du système cognitif le plus primitif. Nous posons l’hypothèse qu’il est possible de faire émerger des représentations dynamiques à l’intérieur d’un système complexe adaptatif à base de multi-agents. Cette représentation émergente n’est pas la représentation de quelque chose d’externe, mais une configuration dynamique optimale. Cette représentation ne pointe pas vers l’extérieur, mais est la mémoire d’une forme, d’une organisation, d’une configuration structurelle, à l’image du corps de l’organisme vivant ou de la structure intellectuelle qui a réussi dans ses interactions avec l’extérieur.

Dans un projet en nanotechnologie et dans tout projet concernant l’intelligence artificielle distribuée, où l’émergence de machines complexes est fondamentale, le concept de représentation nous semble très important, du point de vue de l’ASC.