III.1.B La stigmergie : mécanisme d’adaptation

Selon Grassé (1959), la disposition d’un environnement est une organisation des ressources utiles pour la résolution de problèmes. Gibson (1979) pense même que l’être humain n’a pas des représentations internes mais qui toute son habilité cognitive consiste à ranger au mieux son environnement afin de résoudre des problèmes complexes. En tant que biologiste, Grassé (1959) pensait que les fourmis sont des agents naturels complètement réactifs, i.e., sans aucune représentation ou guide interne pour le contrôle de leurs comportements.

Grassé (1959) appelle « construction A » une certaine organisation environnementale disposant de plusieurs types de ressources. La construction A déclenche de la part d’un agent S la réponse réactive R. L’organisation environnementale A est ce qui fournit les stimuli.

Lorsque S agit sur A, il modifie l’organisation environnementale (les ressources) et transforme les stimuli A en une autre organisation de stimulation, A 1 . A son tour, A 1 déclenche chez l’agent réactif S ou chez les autres agents réactifs S n des réponses R n .

Figure 50. La succession dans le temps entre stimuli et réponses se déterminent réciproquement (Grassé, 1959, p. 74)
Figure 50. La succession dans le temps entre stimuli et réponses se déterminent réciproquement (Grassé, 1959, p. 74)

Grassé (1959) dit que

‘« dans la stigmergie, le sujet, par son travail, réponse automatique à un certain stimulus significatif, se crée une nouvelle stimulation, laquelle agira sur lui ou sur un quelconque congénère » (p. 74). ’

Chez les colonies de termites il affirme :

‘« Nous avons observé, en toute certitude, qu’un tas de boulettes de terre agit sur les ouvriers constructeurs à la manière d’un centre attractif. Il constitue un stimulus vraiment social. » (Grassé, 1959, p. 62). ’

Les travaux sur la stigmergie sont largement repris actuellement.

Figure 51. Chaque travailleur collabore à la création d’une nouvelle organisation environnementale stimulante en réponse à la stimulation par les organisations ou configurations existantes. Ces nouveaux stimuli agissent ensuite sur les mêmes agents dans la colonie. Dans le processus de stigmergie, les interactions qui ont lieu entre les agents sont indirectes, elles se passent par le biais de l'environnement qui est modifié par les autres agents (Dorigo et al., 2000, p. 852).
Figure 51. Chaque travailleur collabore à la création d’une nouvelle organisation environnementale stimulante en réponse à la stimulation par les organisations ou configurations existantes. Ces nouveaux stimuli agissent ensuite sur les mêmes agents dans la colonie. Dans le processus de stigmergie, les interactions qui ont lieu entre les agents sont indirectes, elles se passent par le biais de l'environnement qui est modifié par les autres agents (Dorigo et al., 2000, p. 852).

Le mécanisme de stigmergie est présent dans toutes les sociétés, y compris les sociétés humaines (Epstein & Axtell, 1996), (Phan, 2006). Ramos et al. (2007) font l’hypothèse que la stigmergie entre les neurones peut expliquer la façon dont le cerveau construit des cartes cognitives, pour trouver le plus court chemin entre deux points (concepts) ou encore pour réaliser la rotation d’images.

Figure 52. Gauche: l'image d'un nid (1 cm). Centre: l’image centre-latérale du même nid. Droite: une représentation des chambres et des galeries comme un réseau, où chaque sommet correspond à une chambre dans le nid et chaque arête à un couloir. La couleur des sommets reflète leurs tailles. (Perna, Valverde, Gautrais, Jost, Solé, Kuntz, Theraulaz, 2008, p. 3).
Figure 52. Gauche: l'image d'un nid (1 cm). Centre: l’image centre-latérale du même nid. Droite: une représentation des chambres et des galeries comme un réseau, où chaque sommet correspond à une chambre dans le nid et chaque arête à un couloir. La couleur des sommets reflète leurs tailles. (Perna, Valverde, Gautrais, Jost, Solé, Kuntz, Theraulaz, 2008, p. 3).

Garnier, Gautrais et Theraulaz (2007) pensent la stigmergie comme un mécanisme dont l’effet est l’émergence d’organisations complexes tel que le réseau mis en relief (figure 52). Selon Garnier et al. (2007), la complexité des comportements et des organisations observés dans les sociétés sont une conséquence directe des actions collectives d’agents. Ces organisations sont capables d’apprentissage et de contrôle du comportement des agents.

Les insectes, sans aucune représentation de ce qu’ils font ni de l’architecture globale qu’ils construisent, bâtissent par modification de l’environnement une organisation qui indique les prochaines actions à accomplir. Ainsi les structures collectives et décisions ne sont pas explicitement codées au niveau individuel.

Deissenberg (2006) considère existence, en SMA, de l’apprentissage individuel qui dépend d’une architecture cognitiviste de l’agent (qui le rend capable d’apprentissage à partir de ses propres expériences). L’apprentissage social passe part la stabilisation de valeurs manipulées par les agents, ce qui modifie le comportement et l’organisation sociale des agents. Une autre forme d’apprentissage collectif passe par la modification de la composition de la population d’agents (entrée et sortie d’agents), ce que Deissenberg (2006) appelle évolution. Dans les SCA, la formation de sous-groupes ou l’agrégation des éléments d’un système est un mécanisme d’apprentissage non-individuel et spontané.

Nous soutenons l’hypothèse que, dans le développement des organismes complexes multicellulaires, tels que chez les êtres humains, la stigmergie entre cellules est fondamental pour indiquer les directions du développement.

La stigmergie peut être proposé comme un mécanisme fondamental pour la compréhension du développement cognitif et de la transition entre la cognition de bas niveau et de haut niveau car elle est un mécanisme d’auto-organisation. Le cerveau est un système auto-organisateur (Kelso, 1995). L’émergence de représentations internes comme de parties autonomes évoluant dans un processus d’apprentissage collective dans les organisations complexes peut indiquer la façon dont se passe la transition de la cognition de bas niveau à celle de haut niveau. Nous suspectons que le mécanisme central d’apprentissage ici est la stigmergie.

Afin de mettre en valeur les capacités de la stigmergie comme mécanisme de construction de structures complexes nous ajoutons les images ci-dessous (figure 53). Il s’agit d’insectes qui, par agrégation de leurs corps, arrivent à se faire des outils pour traverser l’eau, un pont, etc.

Figure 53. « A selection of self-assemblages in insect societies. a) A plug of workers acting as a door in Colobopsis truncata (After Szabó-Patay, 1928). b) A raft of Solenopsis invicta in flood waters (© Bart D. Drees, Texas Fire Ant Project Coordinator). c) Balling in the Japanese honeybee Apis cerana japonica (© Masato Ono). d) A reproductive swarm in the honey bee Apis mellifera (© Scott Camazine). e) A thick wall of soldiers and other workers in the army ant Dorylus wilverthi (© Nigel. R Franks). f) A curtain of the giant honeybee, Apis dorsata (© Thomas D. Seeley). g) An escape droplet in Oecophylla smaragdina (© Ulrich Maschwitz). h) and i) Droplets in Linepithema humile (= Iridomyrmex humilis) (© Guy Theraulaz). j) A bivouac in the army ant Eciton burchelli (© S. Powell). k) An exploratory bridge in Oecophylla longinoda (© Guy Theraulaz). l) and m) Pulling chains in Oecophylla longinoda (© Guy Theraulaz). » (Anderson, Theraulaz et Deneubourg, 2002, p. 101)
Figure 53. « A selection of self-assemblages in insect societies. a) A plug of workers acting as a door in Colobopsis truncata (After Szabó-Patay, 1928). b) A raft of Solenopsis invicta in flood waters (© Bart D. Drees, Texas Fire Ant Project Coordinator). c) Balling in the Japanese honeybee Apis cerana japonica (© Masato Ono). d) A reproductive swarm in the honey bee Apis mellifera (© Scott Camazine). e) A thick wall of soldiers and other workers in the army ant Dorylus wilverthi (© Nigel. R Franks). f) A curtain of the giant honeybee, Apis dorsata (© Thomas D. Seeley). g) An escape droplet in Oecophylla smaragdina (© Ulrich Maschwitz). h) and i) Droplets in Linepithema humile (= Iridomyrmex humilis) (© Guy Theraulaz). j) A bivouac in the army ant Eciton burchelli (© S. Powell). k) An exploratory bridge in Oecophylla longinoda (© Guy Theraulaz). l) and m) Pulling chains in Oecophylla longinoda (© Guy Theraulaz). » (Anderson, Theraulaz et Deneubourg, 2002, p. 101)

Tel que les insectes, les agents informatiques sont individuellement capables de tenir certaines informations concernant leurs environnements et réagir avec un comportement approprié. Les colonies d’insectes, tel que les systèmes multi-agents, sont des systèmes de traitement distribué de l’information. Ces colonies possèdent des propriétés émergentes de traitement de l’information. Les informations sont distribuées et locales et les acteurs qui manipulent les informations suivent un petit ensemble de règles très simples. Notamment, un insecte ne peut pas planifier. Alors comment font-ils pour se construire des organisations à rendre jaloux certains architectes ? Les insectes ne contrôlent pas leur travail. Leur activité sur l’environnement physique ou sur le corps des autres insectes est guidée par le produit du travail qu’ils réalisent.

La stigmergie est une forme de communication indirecte qui rend possible la coordination et la régulation des activités des acteurs naturels et des agents virtuels. Ce processus engendre une coordination du travail collectif qui peut donner l’impression que la colonie suit un plan prédéfini (Garnier et al., 2007). Selon Garnier et al. (2007), en utilisant des colorants pour distinguer différents matériaux, on peut rendre visible la rigoureuse succession des étapes dans les constructions. Cette planification est extérieure à l’individu vu qu’il ne fait que répondre à son environnement physique et social.

Epstein & Axtell (1996) et Phan (2006) pensent que la stigmergie dans les sociétés humaines met en œuvre des planifications encore plus notables mais cette cognition sociale est plus imbriquée à la cognition individuelle des humains qui est très supérieur à celle des insectes. Les données éthologiques montrent clairement les grandes capacités de la cognition sociale à des niveaux très faibles de cognition individuelle.

La stigmergie est un mécanisme de formation de systèmes complexes adaptatifs qui agit aussi sur le cerveau humain dans la formation de groupes neuronaux spécialisés dans la réalisation de certaines activités (Ramos & Almeida, 2000).

DeMarse & Dockendorf (2005) nous montrent la capacité de neurones naturels de rats qui sont mis séparément sur un plat et dont l’organisation émergente du réseau de neurones naturels se fait à travers les stimulations (figure 54). L’organisation émergente des neurones plus le poids d’activation peuvent contrôler un vol d’un avion F22.

Figure 54. Interface entre le réseau de neurones biologique (neurones du cortex d’un rat) et le système informatique de contrôle de systèmes. Application au « pilotage » d’avions F22. (DeMarse & Dockendorf, 2005, p. 1549)
Figure 54. Interface entre le réseau de neurones biologique (neurones du cortex d’un rat) et le système informatique de contrôle de systèmes. Application au « pilotage » d’avions F22. (DeMarse & Dockendorf, 2005, p. 1549)

Selon DeMarse & Dockendorf (2005) l’agrégation spontanée que les neurones des rats sont capables de faire joue un rôle important dans l’apprentissage du réseau de neurones biologiques. L’organisation des neurones et la pondération des synapses ont été manipulées par l'intermédiaire de l’entrée de hautes fréquences de stimulation pour produire un système dans lequel un réseau neuronal vivant apprend à contrôler un avion dans un vol rectiligne. Un modèle multi-agents de l’hippocampe de rats a été proposé par Arleo & Gerstner (1999) et peut être repris dans le cadre de l’apprentissage collectif.