INTRODUCTION

La Bible est considérée comme l’ultime sagesse non seulement de l’Occident qui a une culture chrétienne, mais aussi jusqu’en Corée du sud où le christianisme grandit seulement depuis 1784 et où l’on trouve aujourd’hui un grand enthousiasme pour la lecture biblique. Un tel phénomène sollicite une interrogation sérieuse sur la lecture et l’interprétation. Lire la Bible, oui, mais comment la lire ? C’est la question fondamentale qui inspire notre travail.

L’histoire montre qu’il y a eu de nombreuses théories d’interprétation de la Bible. Nous employons ici le mot « Bible » dans son sens le plus global, d’Ancien Testament et de Nouveau Testament, allant de la Genèse jusqu’à l’Apocalypse. Le propre de la Bible est de réunir en un seul volume deux recueils de livres, tous deux reçus comme Testaments, l’un devenant premier et ancien par rapport à l’autre qui se donne pour second et nouveau. C’est pourquoi ce Livre est à la fois multiple et un.

Or, cette Bible constitue en elle-même une dynamique de l’acte de lecture. Étymologiquement, « lire » se dit en grec « reconnaître » ( ;  : remontée, recommencement), c’est la fonction propre de l’écrivain, à la fois détenteur du savoir écrire et du savoir lire 1 . Quand nous parlons de la lecture de la Bible, il s’agit donc de la corrélation de l’écriture et de la lecture dans les textes bibliques. La Bible n’est pas seulement écrite et inscrite dans une situation historique, mais elle est marquée par l’histoire qui, en aval du texte écrit, constitue la suite de ses relectures et de sa réception. Il nous faut donc apprendre la lecture de la Bible comme une écriture et non pas comme la simple répétition de son évolution historique. La lecture de la Bible ne peut pas être réduite à la transmission d’un message, mais elle présuppose la pratique d’une construction de la signification du texte biblique. Le texte lui-même n’est pas la signification, la signification n’est pas le contenu du texte de façon à pouvoir être détaché du texte qui le manifeste.

Les informations d’histoire ou de philologie sont nécessaires à l’étude de la Bible. Elles sont indispensables au niveau de la connaissance qu’on peut avoir d’un texte, mais elles ne sont pas totalement satisfaisantes pour répondre aux questions de la lecture et de l’interprétation. Par rapport aux autres méthodes très diverses, la sémiotique nous semble proposer des procédures importantes au service de la lecture et de l’interprétation de la Bible. Lire devient alors pour un sujet l’acte de construction du sens tel qu’il peut s’articuler dans la forme du texte.

Dans cette perspective, notre travail voudrait contribuer à une lecture sémiotique de l’Apocalypse, qui est l’un des textes bibliques les plus argumentés. Le terme « Apocalypse » signifie la révélation, le dévoilement ( «  » en grec), il s’agit de la figure énigmatique qui désigne tour à tour un secret et un passé : « ce qu’il a vu » (Ap. 1, 2). Le secret n’est pas seulement ce qui est caché, mais aussi ce qui est singulier 2 . Le passé n’est pas un objet stéréotypé, mais un champ d’apprentissage du temps vécu. Dans l’Apocalypse, nous sommes ainsi situés entre la singularité et l’universalité, le passé et l’avenir.

S’il s’agit de la foi chrétienne, la lecture sémiotique de l’Apocalypse nous permettra sans doute d’interroger sur le croire. C’est peut-être une rationalisation de la foi dans les termes de Michel de Certeau : « Croire, c’est venir ou suivre (geste marqué par une séparation), sortir de son lieu, être désarmé par cet exil hors de l’identité et du contrat, renoncer à la possession et à l’héritage, pour être livré à la voix de l’autre et dépendant de sa venue ou de sa réponse 3 . »

Nous commencerons dans une première partie par rappeler l’état de la recherche à l’égard de l’historicité de l’Apocalypse. Nous redirons d’abord la datation et les contextes historiques, l’auteur, le genre littéraire, la composition et la structure. Cette observation sur l’état de la recherche sera suivie ensuite d’une présentation des épistémologies qui ont guidé la lecture del’Apocalypse dans l’histoire : l’Antiquité chrétienne, le Moyen Âge, les temps modernes et l’époque contemporaine. À partir de ces enquêtes sur l’historicité de l’Apocalypse, nous poserons enfin le problème de la lecture du texte biblique et proposerons notre méthodologie parmi les méthodes et approches diverses de l’interprétation.

Dans la deuxième partie, nous lancerons une pratique de la lecture sémiotique de l’Apocalypse. Nous reconnaîtrons ici l’importance du chapitre 12, où il y a d’abord une performance d’expulsion qui vient à se réaliser dans un contexte de guerre, mais aussi des ruptures qui sont liées à la transformation des séquences. Nous observerons la particularité narrative et le jeu des figures du chapitre 12, et cette observation nous conduira au parcours figuratif de la Femme dans l’ensemble du livre. Cette pratique de la lecture sémiotique sera composée donc des trois chapitres suivants : remarques d’ensemble de l’Apocalypse ; analyse de Ap. 12, récit d’une guerre céleste et d’une guerre terrestre ; le parcours figuratif de la Femme à la croisée de la vision, de la parole et de l’écriture.

La dernière partie se donnera pour objectif d’évaluer les exigences et les évolutions apparues dans la lecture sémiotique de la Bible. Dans le champ des études bibliques, il s’agira de renouveler la lecture et l’interprétation. Dans la sémiotique comme discipline spécialisée, il s’agira d’exploiter certains aspects nouveaux en fonction de la particularité des textes bibliques. Nous trouverons enfin une sémiotique biblique définie comme un champ spécifique.

L’objectif de notre travail n’est pas en effet de proposer une nouvelle théorie ou méthodologie sémiotiques, mais une pratique sémiotique de la Bible qui est au service de la lecture et de l’interprétation. Cela va nous conduire à une aventure inattendue, et il nous faudra toujours tenter de surprendre, d’imaginer, de décrire les opérations qu’à notre insu nous accomplissons quand nous instaurons comme texte et comme discours ce que nous lisons 4 .

Il y a déjà sept ans que j’ai commencé cette aventure sur l’Apocalypse. Parti d’un vouloir lire autrement la Bible, ce chemin a été souvent coupé par le brouillard épais du texte qui ne me semblait pas pouvoir être dissipé. D’ailleurs, j’ai achoppé tantôt à la difficulté des langues, tantôt à la tension entre l’exégèse et la sémiotique. Malgré tout, les Pères de l’Église avaient raison ! Il y avait le trésor derrière « la pierre d’achoppement ».

En chemin, j’ai appris le renoncement et le dépouillement qui m’ouvrent un monde nouveau et une plénitude. Il me fallait franchir la pierre d’achoppement et traverser le brouillard. Cependant, comme l’annonce l’Apocalypse, le temps n’est que proche (Ap. 22, 10), mon chemin n’est pas encore achevé. Je me suis exercée seulement à m’apprivoiser sur ce chemin aventureux.

Tournant la page, je me permets de remercier ceux qui m’ont accompagné dans ce long travail. Je me souviens avant tout des deux premiers sémioticiens que j’ai rencontrés, François Martin et Paul Sye, grâce auxquels j’ai pu commencer. Je dois nommer aussi les autres sémioticiens du CADIR qui m’ont témoigné leur fidélité à écouter et à partager la parole. J’adresse mon merci particulier à ma maman qui m’a toujours portée dans sa prière et à mes amis qui ont vécu ensemble ce temps de l’apprentissage. Merci aux salésiens et salésiennes de Don Bosco et aux sœurs de Saint Maurice en Suisse qui m’ont encouragée par leurs amitiés. Merci enfin à mes sœurs de SCM (Sœurs de la Charité de Miyazaki) qui m’ont motivée à poursuivre dans ce cheminement. Il ne me reste qu’à rendre grâce et louer Dieu, qui m’a ouvert à toute cette révélation.

Notes
1.

Paul BEAUCHAMP, L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, Paris, Seuil, 1990, p.66.

2.

Nous empruntons la notion de « secret » à J. Derrida, qui affirme ainsi : « je ne pourrai jamais me mesurer au secret de l’altérité. L’essence même de l’altérité, c’est le secret ». Le secret n’est donc pas seulement un contenu que l’on cache ; le secret définit toute singularité. Voir « Une éthique impossible ? Jacques Derrida », Sciences Humaines, hors-série, spécial n°3, mai-juin 2005.

3.

Michel de CERTEAU, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p.302.

4.

Jacques GENINASCA, « Du texte au discours littéraire et à son sujet », Nouveaux Actes Sémiotiques n°10-11, PULIM, Université de Limoges, 1990, p.33.