L’Apocalypse naît en un temps de persécution religieuse, en situation de chaos historique et religieux. Concernant l’attribution et la datation de l’Apocalypse, Irénée de Lyon les situe « vers la fin du règne de Domitien (81-96) », c’est-à-dire vers 95 après Jésus-Christ 10 . Mais, il existe cependant discussion à cause de la liste des souverains d’Ap 17, 9-11 11 :
‘Les sept têtes sont sept montagnes sur lesquelles la Femme est assise. Ce sont aussi sept rois ; cinq sont tombés, l’un existe, l’autre n’est pas encore venu, et quand il viendra, il doit demeurer peu. Et la Bête qui était et n’est plus est elle-même un huitième ; et elle est des sept, et elle va à sa perte. ’D’abord, la détermination du premier empereur de la liste reste toujours problématique : on compte à partir de Jules César ou d’Auguste ou bien de Caligula 12 . Ensuite, un autre problème se pose du côté chronologique : quels sont les empereurs qui peuvent être mentionnés ? À cette époque, l’histoire est brutale et changeante et quelques empereurs étaient éphémères 13 :
6 après JC | La Judée province romaine |
14 | Mort d’Auguste. Tibère empereur |
26 | Ponce Pilate préfet de Judée |
37 | Mort de Tibère. Caligula empereur |
41 | Claude empereur ; Agrippa Ier en Judée |
44 | La Judée province romaine |
49 (50) | Expulsion des Juifs et des chrétiens de Rome |
54 | Mort de Claude. Néron empereur |
64 | Incendie de Rome – Première persécution |
66 | Révolte de Judée |
68-69 | Suicide de Néron. Trois empereurs : Galba, Othon, Vitellius |
69 | Vespasien empereur |
70 | Prise de Jérusalem par Titus |
79 | Titus empereur |
81 | Mort de Titus. Domitien empereur – persécution |
96 (98) | Mort de Domitien. Nerva empereur |
98 | Trajan empereur |
117 | Mort de Trajan. Hadrien empereur |
125 | Chrétiens d’Asie mis en accusation |
132 | Révolte des Juifs |
138 | Mort d’Hadrien. Antoine empereur |
155 | Révolte des Juifs |
161 | Marc-Aurèle empereur |
Devant cette histoire chaotique, nous essayons de noter deux points dans Ap. 17, 9-11 avec P. Prigent 14 : 1) une liste omettant les 3 empereurs de 68-69 est peut-être moins invraisemblable ; 2) il ne s’agit pas d’un symbolisme numérique où « sept rois » signifierait seulement une totalité comme l’ensemble des empereurs romains, parce que dans cet ensemble les « cinq » premiers sont distingués du sixième et du septième et un « huitième » est rajouté. Nous constatons aussi avec A. Yarbro Collins que le nom de Babylone donné à Rome fait penser que la prise de Jérusalem par Titus en 70 est un événement du passé 15 . Mais l’argumentation porte plutôt sur la situation sociopolitique et religieuse que suppose l’Apocalypse.
À cette époque, le culte impérial jouait un rôle important en Asie Mineure et à Rome 16 . La vie professionnelle et civique était rythmée par les fêtes, anniversaires, intronisations, victoires et visites des empereurs. De ce fait, même s’il n’y avait pas des persécutions systématiques, nous pouvons envisager que les Chrétiens pouvaient en être victimes. Nous savons qu’il existait des condamnations occasionnellement prononcées contre des Chrétiens pour raison du refus de participer au culte de l’empereur. Cette appréciation de la situation historico-religieuse de l’époque conduit certains commentateurs à appliquer une telle situation à l’interprétation de l’Apocalypse. Mais aussi, les allusions au martyre amènent d’autres commentateurs à chercher une date de l’Apocalypse autour du règne de Néron 17 .
Quoi qu’il en soit de la date, le problème reste si l’on tient compte de la situation reflétée par les lettres aux Églises dans l’Apocalypse 2-3. Les lettres dictées à l’intention des sept Églises de l’Asie (Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie et Laodicée) suivent un schéma commun : « ainsi parle ». D’après P. Prigent, plusieurs commentateurs touchent seulement à l’aspect formel, laissant supposer qu’il s’agit d’une rédaction unique 18 . Mais, le plus important est la finalité et la fonction des lettres dans l’Apocalypse.
Les lettres sont adressées aux Églises chrétiennes. Les destinataires explicites sont les chrétiens. Dans le Nouveau Testament, l’Église est conçue et même vit de manière diverse suivant qu’elle est établie dans une ambiance judaïque ou dans une ambiance hellénistique. Née dans une ambiance judéo-hellénique, elle en révèle les traits, la physionomie.
Les lettres évoquent en effet une fidélité chrétienne vécue dans un cadre socioculturel. On peut trouver là un tableau très complet de l’Asie Mineure au Ier siècle, avec une évocation de la religiosité sur la vie des collectivités et des individus, particulièrement des Chrétiens. Les lettres sont adressées dans un cadre épistolaire, à savoir une adresse (1, 4-6) et une salutation finale (22, 21). L’insertion d’éléments épistolaires formels est conçue pour être lue dans les communautés des destinataires, au cours de la liturgie. Certains attirent donc l’attention sur le caractère liturgique comme l’expérience dans l’assemblée 19 .
Lemard L. Thompson, qui remarque la dimension sociale de l’Apocalypse, s’arrête en particulier sur le fait que les Juifs et les païens sont plus ou moins mélangés sous une forme d’intégration sociale 20 . En fait, l’Église catholique autorisa en 49 (le concile de Jérusalem) les Grecs à ne pas se soumettre aux pratiques juives, ce qui favorisa l’universalité de l’Église, la catholicité. Marie-Odile Boulnois constate que, malgré cette divergence d’exégèse entre judaïsme et christianisme, les structures de pensée et les formes littéraires restèrent communes 21 . Il fallut du temps pour que les Chrétiens puissent opérer un travail de réappropriation de l’Ancien Testament. Avant de s’exprimer dans le cadre de la culture grecque, la littérature chrétienne a beaucoup emprunté aux écrits juifs.
Ainsi s’expliquent, dans les lettres, les jugements sévères et les exhortations à la fidélité des Chrétiens sans compromission. Il s’agit du contexte socioreligieux qui se reflète dans l’Apocalypse.
IRÉNÉE de Lyon, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, (19913), trad. fr. Adelin ROUSSEAU, Paris, Cerf, 1984, p.659.
Cf. Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, Commentaire du Nouveau Testament XIV, Edition revue et augmentée, Genève, Labor et Fides, 2000, p.49-52.
Voir Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, p.50 ; Adeka Yarbr COLLINS, « Myth and History in the Book of Revelation : The Problem or its Date », Tradition in Transformation, Winona Lake/Ind., 1981, p.389.
Cf. Histoire du Christianisme (Des origines à 250), Tome I. Nouveau Peuple (Des origines à 250), resp. Luce PIETRI, Desclée, 2000 ; Jean DANIÉLOU et Henri MARROU, Nouvelle histoire de l’Église. I. Des origines à saint Grégoire le Grand, Paris, Seuil, 1963.
Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, … p.52.
Adeka Yarbro COLLINS, « Dating the Apocalypse of John », Biblical Research, 26, 1981, p.35.
Cf. Th. B. SLATER, « On the Social Setting of the Revelation to John », NTS, 44, 1998, p.232-256.
Voir Daniel SESBOUË, « Une lecture de l’Apocalypse », Cahier Evangile 11, Paris, Cerf, 1994.
Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, … p.55.
Cf. Ugo VANNI, « Liturgical Dialogue as a Literary Forme in the Book of Revelation », NTS, 37, 1991, p.348-372 ; Claudio MORESCHINI et Enrico NORELLI, Histoire de la littérature chrétinne ancienne grecque et latine. I. De Paul à l’ère de Constantin, trad. fr. Madeleine ROUSSET, Genève, Labor et Fides, 2000, p.118.
Lemard L. THOMPSON, The Book of Revelation. Apocalypse and Empire, New York – Oxford, 1990, p.133-145.
Marie-Odile BOULNOIS, « La naissance des lettres chrétiennes (Ier–IIe siècle) », Histoire chrétienne de la littérature. L’Esprit des lettres de l’Antiquité à nos jours, dir. Jean Duchesne, Flammarion, 1996, P.38.