Dans l’Apocalypse, l’auteur dit avoir eu ses visions dans l’île de Patmos (aujourd’hui en Turquie) « à cause de la Parole de Dieu » (1, 9-10), en exil. L’auteur de l’Apocalypse doit être un homme à la fois « serviteur de Dieu » et « témoin de Dieu et de Jésus-Christ » (1, 1-2). Dans de telles situations, l’Apocalypse a permis à la communauté chrétienne de maintenir son espérance et sa conscience sous la persécution de l’époque 22 . Il est donc souvent qualifié comme texte typique représentant un mouvement important des origines du christianisme.
L’auteur de l’Apocalypse se nomme lui-même « Jean » (1, 1.9 ; 22, 8). En se référant à Ap. 20, 4-6, Justin (Dialogue avec Tryphon 81, 4) affirme que ce passage appartient à la révélation qui a été faite à Jean, l’un des apôtres du Christ. Irénée de Lyon (Contre les hérésies, V, 26, 1) va dans le même sens et identifie Jean avec l’auteur du quatrième Évangile 23 . Mais la question n’est pas simple. On affirme qu’il serait un des disciples de Jean Apôtre.
Situé dans une île, ce Jean de l’Apocalypse, en tant que « frère », est appelé à écrire ce qu’il voit (1, 11.19). Serviteur de Dieu, témoin de Jésus-Christ, frère des lecteurs, Jean est donc visionnaire écrivain. Il devient témoin en transmettant la parole de Dieu et le témoignage de Jésus-Christ. Cette révélation comporte la parole et la vision : Jean se trouve à la position de l’écoute et de la vision. Il a eu alors la transformation comme celle qui a lieu chez le prophète : d’abord, il se retourne pour voir la voix qui parle (1,12) ; ensuite, l’ayant vue, il tombe à ses pieds « comme mort. » (1,17). On trouve cette figure typique du témoignage prophétique chez deux témoins de Ap. 11.
C’est au milieu du IIIe siècle que des doutes se sont exprimés sur le johannisme de l’Apocalypse. L’évêque Denys d’Alexandrie, se fondant sur des critères stylistiques et théologiques, refuse l’attribution de l’Apocalypse à l’apôtre Jean et propose de l’attribuer à un autre Jean dont le tombeau est à Ephèse comme celui de l’Apôtre 24 . Eusèbe de Césarée reprend alors l’hypothèse de Denys et identifie le second Jean avec « le presbytre Jean », mentionné par Papias, évêque d’Hiérapolis comme distinct de l’Apôtre 25 . L’attribution au presbytre Jean a été proposée à plusieurs reprises, même à notre époque. Mais le problème demeure parce que ce titre n’est jamais attribué au Jean de l’Apocalypse.
Les exégètes sont en effet partagés en deux parties : ceux qui, comme Denys, sont sensibles aux différences qui séparent l’Évangile et l’Apocalypse et ceux qui apprécient les affinités entre ces deux livres. D’autres ont tenté une synthèse qui suppose une commune origine, un cercle de disciples derrière les divergences ; c’est pour cela que les écrits johanniques sont si différents.
Il nous suffira ici de mentionner deux auteurs qui traitent des idées fondamentales. O. Cullman préfère le terme de cercle (Kreis en allemand) qui désigne un groupe moins structuré dont la tête est l’Apôtre Jean 26 . Ce groupe aurait inspiré la rédaction de l’Évangile et de l’Apocalypse. Tandis que E. Schüssler Fiorenza critique l’hypothèse d’un groupe 27 . D’après elle, il n’y a pas de relations directes entre l’Apocalypse et l’Évangile, mais ces deux livres sont parfois radicalement opposés.
Les critères linguistiques sont de première importance pour déterminer la différence entre l’Apocalypse et l’Évangile. La langue de l’Apocalypse est un grec où l’auteur fait souvent des erreurs quant aux règles de grammaire et de syntaxe 28 . Mais l’Évangile ne contient aucune de ces erreurs. Le grec est certes la langue de l’Apocalypse mais, comme on l’a observé, l’auteur pense de façon hébraïque ; le style de l’Apocalypse révèle une influence sémitique, mais il semble s’agir de l’hébreu biblique plutôt que d’une langue sémitique 29 . Si le grec de l’Apocalypse est rocailleux, le grec de l’Évangile est plus châtié.
Quant au vocabulaire, celui de l’Apocalypse est marqué par les mots « Pantocrator », « rois de la terre », « persévérance », « trône », « saints », « serviteurs », « église », « mystère », « nuire à », « premier né ». Mais on ne les retrouve pas dans l’Évangile. Inversément, les mots typiques de l’Évangile (« vérité », « vie éternelle », « disciple », « ténèbres », « croire ») se retrouvent peu dans l’Apocalypse. Les deux livres emploient parfois des mots différents pour désigner la même réalité 30 :
| Apocalypse | Évangile | |
| Agneau | | |
| Jérusalem | | |
| Mensonge | | |
| Voir | | |
On peut donc tirer la conclusion que l’Apocalypse et l’Évangile n’ont pas le même auteur. Mais les deux livres présentent des rapprochements dans le champ théologique. J. Frey note les parallèles qui portent sur des métaphores centrales telles que « l’épouse » (Jn 3, 29 ; plusieurs fois dans Ap), « la mère » (Jn 16, 21 ; Ap 12, 2), « la lumière » (plusieurs fois dans Év ; Ap 21, 23), « la porte » (Jn 10 ; Ap 3, 8), « le berger » (Jn 10 ; Ap 7, 17), etc 31 .
Avec l’étude du « Logos » et de l’« Agneau » comme titre christologique, le rapprochement entre les deux livres devient plus significatif 32 . Le Logos ne se trouve qu’en Jn 1, 1.14, 1Jn 1, 1 et en Ap 19, 13, parmi les écrits néo-testamentaires. Toutefois, alors que dans les deux premiers écrits ce terme est utilisé dans un sens absolu, qu’il se réfère à la préexistence et qu’il se relie à la tradition sapientale juive, dans l’Apocalypse, par contre il a la forme « Logos / Parole de Dieu », il se rapproche d’autres récurrences de « parole / parole de Dieu » dans le même livre (cf. 21, 5 ; 22, 6), et il n’implique pas de préexistence.
De même aussi Jésus est défini comme Agneau dans les deux textes. Même si l’Évangile emploie le mot « » et l’Apocalypse « », on retrouve cette appellation 28 fois dans l’Apocalypse, 2 fois dans l’Évangile. Mais les termes grecs sont différents. Dans l’Évangile, la référence à l’Agneau pascal est explicite (Jn 19, 36), alors que dans l’Apocalypse, le mot est utilisé de manière absolue ; dans l’Évangile, le sang de l’Agneau a une valeur expiatoire, alors que ce n’est pas le cas dans l’Apocalypse. Plusieurs exégètes estiment que la référence au seul Agneau pascal ne suffit pas à éclairer le texte de l’Apocalypse. E. Schüssler Fiorenza essaie de l’expliquer comme les deux Agneaux pascals (cf. 1P 1, 19).
L’étude sur l’eschatologie permet de relativiser le problème. Si l’Apocalypse ne parle pas du ministère terrestre de Jésus, l’Évangile, par contre en parle tout le long. Si l’Apocalypse est orienté vers l’avenir attendu (au futur), l’Évangile, lui, est centré sur le présent. A. Yarbro Collins a développé le fait que l’Apocalypse fait une démarche cathartique permettant aux lecteurs de surmonter leurs difficultés 33 . Lemard L. Thompson propose de voir dans l’Apocalypse une coexistence entre le présent et le futur, entre le terrestre et le céleste 34 . La langue cultuelle de l’Apocalypse suggère qu’il existe un autre monde, au-delà du temps et de l’espace.
Ainsi s’ouvre le monde du texte de l’Apocalypse. De même, le problème de l’auteur reste ouvert. L’auteur de l’Apocalypse sort fondamentalement du même milieu que celui de l’Évangile, mais ceci ne semble pas s’expliquer par une opposition ou bien par une concordance.
Pour les autres références à la persécution, voir Ap 1,9 ; 7, 9 ; 14 ; 11, 3-13 ; 12, 11 ; 13, 7 ; 14, 13 ; 16, 6 ; 18, 24 ; 20, 4.
IRÉNÉE de Lyon, op. cit. , p.646.
Cf. EUSÈBE de Césarée, Histoire ecclésiastique, trad. Gustave Bardy, Sagesse Chrétienne, Paris, Cerf, 2003, p.417-422.
Ibid., p.186-187.
O. CULLMAN, Le milieu johannique. Etude sur l’origine de l’évangile de Jean, Delachaux, 1976.
E. Schüssler FIORENZA, « The Quest for the Johannine School. The Apocalypse and the Fourth Gospel », NTS, 23, 1977, p.402-427 ; The Book of Revelation. Justice and Judgment, Minneapolis, Augsburg Fortress, 19982, p.85-108.
EUSÈBE de Césarée, op. cit., p.422.
Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, … p.28 ; Claudio MORESCHINI et Enrico NORELLI, op. cit., p.122.
E. Schüssler FIORENZA, The Book of Revelation. Justice and Judgment, … p.94.
Cf. Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, … p.28.
Ibid., p.29 ; Claudio MORESCHINI et Enrico NORELLI, op. cit., p.122.
Adeka Yabro COLLINS, Crisis and Catharsis. The Power of tha Apocalypse, Philadelphia/PA, 1984, p.152-153.
Lemard L. THOMPSON, « Cult and Eschatology in the Apocalypse of John », Journal of Religion, 49, 1969, p.330-350.