3.1. Apocalypse ou apocalyptique

L’Apocalypse commence par une attestation : « révélation de Jésus-Christ » (1, 1). Quelle est la révélation ? Le mot « apocalypse » vient du grec  qui signifie « dévoiler », « révéler », c’est au sens littéral un « dévoilement » ou une « révélation » ().

Dans la tradition, le mot « révélation » suggère que le livre appartient au genre de littérature ancienne juive et chrétienne, que les exégètes appellent apocalypse ou apocalyptique : certains préfèrent utiliser le substantif apocalypse pour désigner le genre littéraire, mais certains préfèrent utiliser l’adjectif nominal apocalyptique pour éviter la confusion avec le livre de l’Apocalypse 35 .

John J. Collins cherche la caractéristique de cette littérature apocalyptique dans sa structure narrative qui contient une dimension transcendante aux niveaux temporel et spatial :

‘’ ‘« Apocalypse » is a genre of revelatory littérature with a narrative framework, in which a revelation is médiated by an otherwordly being to a human recipient, disclosing a transcendent reality which is both temporal, insofar as it envisages eschatological salvation, and spatial insofar as it in volves annother, supernatural world 36 .’

Depuis le IIe siècle avant Jésus-Christ, la littérature apocalyptique apparaît dans le domaine des Écritures saintes et des apocryphes. Ce genre littéraire est marqué en particulier chez Ezéchiel, chez Joël, chez Zacharie et chez Isaïe 24-27. Pour parler des aspects de la littérature apocalyptique, il faut le cadre narratif dans lequel une vision est accordée à un humain par l’intervention d’un être surnaturel, par exemple un ange 37 . Accompagnées de symboles éclatants (temple idéal, phénomènes cosmiques, ménagerie d’animaux fantastiques) et de nombres mystérieux, les visions du monde surnaturel ou de l’avenir aident à interpréter les circonstances présentes ici-bas qui sont souvent défavorables.

Le livre de Daniel, le plus grand apocalyptique biblique, fut rédigé vers 165 avant Jésus-Christ. Ce livre représente la vision des quatre bêtes suivie du couronnement du Fils de l’homme (Dn. 7), et la vision des « soixante-dix semaines d’années » (Dn. 9, 24), qui exercèrent une grande influence sur les apocalypses postérieures 38 . L’apocalypse chrétienne se poursuivit après la période du Nouveau Testament, aussi bien dans les cercles considérés comme orthodoxes (Pasteur d’Hermas ; Apocalypse de Pierre) que chez les gnostiques (Apocryphe de Jean ; Apocalypse de Paul).

L’Apocalypse (de Jean)dont nous parlons est le livre le plus apocalyptique du Nouveau Testament 39 . Il y a en effet beaucoup d’éléments tirés d’Ezéchiel, de Zacharie, de l’Apocalypse d’Isaïe et de Daniel 40 . L’œuvre de Jean se situe en même temps dans sa continuité avec la prophétie de l’Ancien Testament et dans la tradition de la littérature apocalyptique juive. D’après R. Bauckham, Jean utilise le genre apocalyptique comme un véhicule de la prophétie, ce que toutes les apocalypses juives n’ont pas fait de manière constante 41 .

Tout d’abord, l’œuvre de Jean est une apocalypse prophétique parce qu’elle communique le dévoilement d’une perspective transcendante sur ce monde. Dans la vision, Jean est transporté d’un monde vers un autre. L’œuvre de Jean appartient ainsi à la tradition apocalyptique des visions dans lesquelles un voyant est transporté dans le ciel, jusqu’auprès du trône de Dieu. Il est aussi transporté en vision dans l’avenir du monde. Pour parler en termes de Bauckham, c’est que « l’effet des visions de Jean est d’élargir le monde de ses lecteurs à la fois spatialement (jusque dans le ciel) et temporellement (jusqu’au futur eschatologique), ou bien, en d’autres termes, d’ouvrir leur monde à la transcendance divine 42  ».

D’une autre manière, l’Apocalypse se situe pour Bauckham dans la tradition des apocalypses juives, en ce sens qu’elle soulève la question qui préoccupait beaucoup d’entre elles : qui est le Seigneur de ce monde ? 43  L’Apocalypse partage ce souci apocalyptique de plusieurs manières : « Moi je suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant » (1, 8 ; cf. 22, 13) ; « Grandes et merveilleuses tes œuvres, Seigneur Dieu, le Tout-Puissant ! Justes et véridiques tes voies, Roi des nations ! Qui ne te craindrait, Seigneur, et ne glorifierait ton nom ? Car, seul tu es saint ; car toutes les nations arriveront et se prosterneront devant toi, car tes jugements se sont manifestés » (15, 3-4).

Mais l’Apocalypse est différente des autres apocalypses. D’après Bauckham, les visions ont plus d’importance dans l’Apocalypse que dans les autres apocalypses : Bauckham l’appelle « le symbolisme visuel » par lequel l’Apocalypse est décrite de manière à transmettre leur propre sens ; la cohérence des « symboles » correspond à un dessein littéraire et théologique pour que le lecteur entre dans un univers symbolique 44 . De même, Raymond E. Brown souligne que l’Apocalypse a l’avantage d’appréhender le caractère ésotérique du genre, de sorte qu’il n’est pas simplement une révélation au sens religieux ordinaire d’une communication d’information divine ; il s’agit de la signification plutôt que de la communication 45 .

Comme nous le verrons plus tard en détail, l’Apocalypse est l’écriture d’une vision, elle se présente dès le premier verset du premier chapitre comme « révélation de Jésus-Christ que Dieu lui a donnée pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt » (1, 1).

L’Apocalypse parle de la révélation à travers un procès : Dieu ® Christ ® ange ® Jean ® les serviteurs de Dieu. Les trois opérations de la révélation : « révéler » (donner la révélation), « montrer », « signifier » ont trait à la manifestation de « ce qui doit arriver bientôt » plutôt qu’à la représentation claire et visible. Le point important pour nous, lecteurs, c’est que l’Apocalypse n’est pas un discours futurologique ou une prédiction de l’avenir ; c’est plutôt un traité de la révélation, qui énonce à sa manière les conditions et les effets de ce passage (de cette traversée) du caché au manifesté.

C’est pourquoi l’Apocalypse est le livre des signes : la révélation de Jésus-Christ est proposée dans des signes. Pour parler encore de l’aspect de la tradition apocalyptique, l’intervention de l’ange est importante dans un procès de la révélation : il est envoyé par Dieu pour montrer ce qui doit arriver bientôt (Ap. 1, 1 ; 22, 6.16). Intermédiaire dans la chaîne de transmission, l’ange accomplit une certaine fonction entre « révélation donnée » et « révélation signifiée ». Il faut pourtant noter que ces deux révélations ne se font pas successivement, mais simultanément. Cela veut dire que la fonction de l’ange est moins marquante dans le texte de l’Apocalypse.

Dans la Bible, le mot « signe » est employé comme un indice qui permet de connaître ou de reconnaître quelque chose ou quelqu’un. Ainsi, les signes de Dieu manifestent l’attestation, la révélation de sa volonté de salut, du don de son être même, de sa gloire. L’Ancien Testament désigne souvent les miracles comme des signes, parce qu’ils signalent une intervention de Dieu (ex. 4, 8 ; 7, 3 ; Dt 13, 2 ; Es 66, 19 ; Ps 65, 9 ; etc.). Le Nouveau Testament a repris cet usage dans l’expression « signes » et « prodiges » (ex. Jn 4, 48 ; Ac 2, 19 ; 4, 30 ; etc). C’est surtout le quatrième Evangile qui qualifie méthodiquement de « signes » les interventions marquantes opérées par Jésus (cf. Jn 2, 11 ; 4, 54 ; 6, 2 ; etc). Leur but est de faire reconnaître qui est Jésus (cf. Jn 12, 37).

Mais, les signes de l’Apocalypse sont d’un autre ordre. Il ne s’agit pas de la communication, mais de la signification 46 . Les signes de l’Apocalypse montrent une imagination remarquablement puissante qui correspond à un dessein littéraire 47 . De tels signes, le texte de l’Apocalypse invite à la lecture de la révélation. Cette révélation demande aux lecteurs une manière de lecture en trois attitudes : « lire », « entendre » et « garder ».

Il s’agit finalement d’une invitation à la Béatitude ou d’une condition de la Béatitude : « Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de cette prophétie et gardent ce qui s’y trouve écrit » (1, 3). Ce qui est intéressant, c’est le contraste du singulier (« celui qui lit ») et du pluriel (ceux qui entendent les paroles de cette prophétie et gardent ce qui s’y trouve écrit »). D’où un contexte liturgique dans le catholicisme : le lecteur qui proclame le texte devant l’assemblée et celle-ci qui le reçoit 48 . On peut rappeler ici la conception de l’Église comme l’assemblée. Le texte même, après la description de la vision qui ressemble à la scène liturgique, mentionne des sept Églises sous forme de destinataires (1, 12 – 3, 22).

Notes
35.

Richard BAUCKHAM, La théologie de l’Apocalypse, trad. Alain-Marie de LASSUS, Paris, Cerf, 2006, p.11.

36.

John J. COLLINS, « Introduction : Towards the Morphology of a Genre », Semeia 14, 1979, p.9.

37.

Raymond E. BROWN, op. cit, p.832 ; John J. COLLINS, ABD 1, 279 ; Adeka Yabro COLLINS, Semeia 36 [1986], 7.

38.

Dans certaines apocalypses de l’Ancien Testament, l’écrivain prend le nom d’un personnage célèbre de l’Antiquité, par exemple Daniel, un sage légendaire ; Hénoch, qui a été enlevé aux cieux ; ou Esdras, le grand législateur. Ce personnage prête son autorité à un apocalyptique pour prédire tout ce qui arrivera.

39.

Nous connaissons le grand discours apocalyptique de Jésus en Mc 13 et parallèles.

40.

Raymond E. BROWN, op.cit., p.835.

41.

Richard BAUCKHAM, op. cit., p.17.

42.

Ibid., p.18.

43.

Richard BAUCKHAM, op. cit., p.19.

44.

Richard BAUCKHAM, op. cit., p.20-21.

45.

Raymond E. BROWN, op. cit, p.830. La révélation est considérée au sens théologique comme la communication de Dieu. C’est parce que « par cette révélation, provenant de l’immensité de sa charité, Dieu, qui est invisible, s’adresse aux hommes comme à des amis, et converse avec eux pour les inviter à entrer en communion avec lui et les recevoir en cette communion » (Dei Verbum, 2).

46.

Quand on lit, trois séries de considérations peuvent intervenir successivement : 1) Communication et lecture, ou la relation du lecteur à l’auteur, à travers le texte : Savoir pour lire ; 2) Lecture et compréhension, ou la relation du lecteur à l’univers cognitif manifesté par le texte : Lire pour savoir ; 3) Instauration du sujet-lecteur : Lire sans le savoir. Voir Jean CALLOUD, « Propos libres sur la LECTURE », dans : Bulletin de la faculté catholique de Lyon, 108 / 72, 1984, p.22.

47.

Cf. Richard BAUCKHAM, op. cit., p.21.

48.

Cf. Pierre PRÉVOST, op. cit., p.22.