3.2. Prophétie chrétienne

Pratiquement, notre Apocalypse est présentée comme une prophétie : « Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de cette prophétie et gardent ce qui s’y trouve écrit » (1, 3). Dans la tradition, l’apocalyptique s’enracine dans la prophétie, les livres prophétiques comportent souvent des traits apocalyptiques 49 . Il y a une filiation entre les écrits prophétiques et les écrits apocalyptiques.

Malgré tout, l’Apocalypse est classée par une minorité seulement de biblistes comme une prophétie, telle qu’elle est distinguée d’une apocalypse 50 . Ce refus à accepter l’Apocalypse comme une prophétie chrétienne peut être trouvé dans les phrases chez un auteur :

‘’ ‘There is no word or passage in the New Testament which can, in my opinion, be classified beyond doubt or question as prophetic utterance. The one possible exception is the content of the book of Revelation and especially the letters of Rev. 2-3 : but the words of John, and indeed his experience… are so remarkably unlike those of other New Testament speakers or writers and so strikingly like those of the Old Testament prophets that one may be justified in regarding him as unique : at the very least it is unwise to regard him as typical of New Testament prophets 51 .’

Mais, il est difficile de douter que l’Apocalypse parle du prophète et de la prophétie. R. Bauckham dit qu’il existe deux types de prophétie : des oracles au nom de Dieu ou du Christ, et des récits de visions au cours desquelles les prophètes avaient reçu des révélations pour les transmettre à d’autres 52 . L’ensemble de l’Apocalypse est un récit de révélations sous mode de visions (1, 8 ; 22, 12-13.16.20), mais il inclut également de la prophétie sous mode d’oracles : les lettres aux Eglises sont des oracles écrits comme l’auto-proclamation de Jésus-Christ, mais il y aussi a tout au long du livre des oracles prophétiques (13, 9-10 ; 14, 13 ; 16, 15).

Cependant, l’Apocalypse a une qualité autre que l’oralité spontanée de la plupart des premières prophéties chrétiennes. Parce que, si la plupart des premières prophéties chrétiennes étaient orales non écrites, l’Apocalypse a ses modèles pour une prophétie écrite dans les prophéties hébraïques et les apocalypses juives tardives 53 . L’Apocalypse reprend et réinterprète les prophéties de l’Ancien Testament : par exemple, le grand oracle contre Babylone (18, 1 – 19, 8) fait écho à chacun des oracles prophétiques vétérotestamentaires contre Babylone ainsi qu’aux oracles contre Tyr 54 .

L’auteur de l’Apocalypse se dit appartenir à un cercle de prophètes des Églises de l’Asie (2, 6). Il n’était pas inconnu pour ces Églises, mais où il avait exercé chez elles un ministère prophétique. D’après P. Prigent, l’Apocalypse présente les différents aspects du ministère du prophète 55  : d’abord, le prophète a un message essentiellement parénétique ; ensuite, le prophète est ainsi amené à combattre l’hérésie qu’il identifie à une œuvre de Satan ; enfin, le prophète est un inspiré. La mission du prophète consiste à proclamer l’accomplissement de ce que Dieu avait révélé aux prophètes du passé 56 .

Le langage de l’Apocalypse est plein d’allusions et de mots énigmatiques : des chiffres, des livres célestes ouverts, les deux témoins, la Femme et le Dragon, les bêtes, la nouvelle Jérusalem, etc. ; elle apporte ainsi la bonne nouvelle avec le symbolisme christologique : Fils d’homme, Agneau, Epoux, Jérusalem 57 . Mais il est vrai que « le symbolisme numérique devait souvent poser de réels problèmes 58  ». Même si le texte rappelle des situations ou des faits historiques, il ne s’agit pas de descriptions réalistes, mais de prophétie.

David E. Aune présente les prophéties classiques à partir de l’analyse de Frederick D. Mazzaferri : d’abord, la prophétie classique implique l’appel ; ensuite, son contenu est de l’ordre de l’appel et de la vision ; enfin, le prophète est le porte-parole de Dieu, tantôt il menace et tantôt il encourage 59 . La prophétie, d’après Y. Saoût, vise aux changements possibles à l’intérieur du cœur de l’homme ou dans la succession des événements historiques (retour d’exil), car le mal ne semble pas dépasser les responsabilités humaines : les prophètes appellent à la conversion par la menace du châtiment, mais proposent la consolation en appelant à l’espérance 60 .

La fonction du prophète est en effet d’annoncer l’avenir espéré pendant la tourmente. Le Nouveau Testament développe ces idées :

‘’ ‘Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, lorsqu’ils vous excluront et qu’ils insulteront et rejetteront votre nom comme mauvais, à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez d’allégresse, car voici que votre salaire sera grand dans le ciel ; c’est de cette manière, en effet, que leurs pères agissaient avec les prophètes (Lc 6,22-23).’

Au début du christianisme, la permanence de ces thèmes s’explique par une perspective eschatologique 61 . La communauté chrétienne attendait le retour du Christ, elle était encouragée dans ces idées par des prophètes 62 . La prophétie en effet, la nouvelle comme l’ancienne, intervient quand la présence visible ne se donne pas encore ou ne se donne déjà plus aux hommes demeurant dans le temps de ce monde. Mais par rapport à l’ancienne prophétie, la nouvelle prophétie a l’assurance éprouvée d’une présence à partir de laquelle elle a relu ou revu les anciennes prophéties et a contemplé l’accomplissement déjà en cours de la rencontre à venir.

L’auteur de l’Apocalypse n’a donc pas pour tâche de raconter l’événement passé de Jésus-Christ. Il lui revient de recevoir dans une vision prophétique semblable à celle qu’eurent Amos, Isaïe ou Daniel, l’actualité nouvelle de la promesse, d’avoir révélation de ce qui, depuis le passage de la mort à la vie (cf. 1, 5.17-18), est désormais à l’œuvre et est attendu. L’expérience prophétique de Jean ne lui confère donc pas seulement autorité pour écrire. Vision et écriture sont liées dans l’expérience de Jean, voyant et écrivain, comme les deux faces d’une même pièce de monnaie : « Ce que tu regardes, écris-le ! » (1, 11) Mais finalement il est interdit de sceller ce livre de la prophétie en raison du temps qui est proche : « Ne scelle pas les paroles de la prophétie de ce livre, car le temps est proche ! » (22, 10)

Le temps est proche, l’écrit soutient cette imminence ; il est ce qui garde la parole pour qu’elle puisse être entendue en ce moment précis. La parole est dans les signes attestés par Jean, elle est gardée dans l’écrit où la lecture peut l’entendre. L’effet de cette écoute et de cette garde est la Béatitude : « Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de cette prophétie et gardent ce qui s’y trouve écrit » (1, 3).

Notes
49.

Raymond E. BROWN, op. cit., p.834.

50.

Pour cette minorité, on peut voir David E. AUNE, Revelation 1-5, Word Biblical Commentary, vol. 52A, Dallas, Texas, Word books publisher, 1997, p.lxxv, qui signale T.M. CRONE, Early Christian Prophecy : A Study of Its Origin and Function, Baltimore : St. Mary’s UP, 1973, 247-63 ; BORING, « Apocalypse », 43-62 ; Schüsler Fiorenza, « Apocalpsis and Propheteia », 105-28 ; David E. AUNE, Prophecy, 174-288.

51.

David HILL, « Christian Prophets as Teachers or Instructors in the Church », Prophetic Vocation in the New Testament and Today, (J. Panagopoulos éd.), Leiden : Brill, 1977, 108-30, esp, 130.

52.

Richard BAUCKHAM, op. cit., p.13.

53.

Richard BAUCKHAM, op. cit., p.14.

54.

Cf. Babylone : Is 13, 1 – 14, 23 ; 21, 1-10 ; 47 ; Jr 25, 12-38 ; 50-51 ; Tyr : Is 23 ; Ez 26-28.

55.

Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean, … p.60-61.

56.

Richard BAUCKHAM, op. cit., p.15.

57.

Pierre PRIGENT, « Apocalypse et apocalyptique », RSR, 47/nº2, janvier 1973, p.284.

58.

Pierre PRIGENT, art. cit., p.284.

59.

David E. AUNE, op. cit., p.lxxvi ; voir également F. D. MAZZAFERRI, « The Genre of the Book of Revelation from a Source-critical Perspective», BZNW 54, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1989, p.154.

60.

Yves SAOUT, Je n’ai pas écrit l’Apocalypse pour vous faire peur. Par Jean de Patmos, Paris, Bayard, 2000, p.50.

61.

Dans le livre de l’Apocalypse, les figures eschatologiques représentent l’achèvement du mystère de Dieu (ch. 10) : la moisson (ch. 14), le jugement (ch. 11 ; ch. 15 ; ch. 20), le royaume de 1000 ans (ch. 20), la nouvelle terre et le nouveau ciel (ch. 21), etc.

62.

Claude CAROZZI, Apocalypse et salut, Aubier, 1999, p.71-72.