1.1.2. Irénée de Lyon, pilier de la tradition

Comme nous l’avons cité pour la date de l’Apocalypse, Irénée de Lyon (140-202) en parle dans son Contre les hérésies. Il interprète surtout Ap. 17, 12-14 en comparaison avec la vision de Daniel :

‘Une révélation plus claire encore, au sujet des derniers temps et des dix rois entre lesquels sera alors divisé l’empire qui domine maintenant, a été faite par Jean, le disciple du Seigneur, dans son Apocalypse. Expliquant quelles étaient les dix cornes vues par Daniel, Jean rapporte qu’il lui fut dit : « Les dix cornes que tu as vues sont dix rois, … » 98

Cela veut dire qu’aux derniers temps, les dix rois règneront ensemble ; l’Antéchrist en exterminera trois et fera des sept autres ses vassaux, de sorte qu’il sera lui-même un huitième roi. De la même manière, Irénée reprend Jérémie qui parle de la sortie de l’Antéchrist de la tribu de Dan (Jér 8, 16), et explique par là l’omission de cette tribu dans Ap. 7, 5-8.

Premier grand théologien de l’Église chrétienne, Irénée est né en Asie Mineure dans le courant de la première moitié du IIe siècle. On ne sait pas quand il quitte l’Asie Mineure pour la Gaule, mais on trouve Irénée dans l’Église de Lyon, vers 177 99 . La communauté chrétienne de cette ville vient de subir une persécution sanglante. L’évêque saint Pothin est mort en prison, et Irénée lui succède. Irénée est conscient des responsabilités qui pèsent sur lui à un tournant critique de l’histoire de l’Église, à l’époque où les hérésies gnostiques (marcionite, ébionite, cérinthienne, etc) menacent de submerger les communautés chrétiennes 100 . Irénée n’hésite pas à compter sur le contexte historico-religieux dans ses interprétations, puisqu’il promet de réfuter Marcion à partir de ses écrits dans un travail particulier :

‘Puisque ce Marcion est le seul qui ait eu l’audace de mutiler ouvertement les Ecritures et qu’il s’est attaqué à Dieu plus impudemment que tous les autres, nous le contredirons séparément : nous le convaincrons d’erreur à partir des paroles du Seigneur et de l’Apôtre qu’il a conservées et qu’il utilise 101 . ’

Nous trouvons chez Irénée une sorte de symbolisme dans lequel le chiffre 666 (Ap. 13, 18) signifie le nom de l’Antéchrist aussi que l’idée de la fin du monde 102 . Il dit à propos du même nom :

‘Cependant, nous ne risquerons pas notre fortune sur lui ni ne déclarerons péremptoirement que l’Antéchrist portera ce nom-là, sachant que, si son nom avait dû être ouvertement proclamé dès à présent, il aurait été dit par celui qui a vu l’Apocalypse : car il n’y a pas très longtemps que celle-ci a été vue, mais cela s’est passé presque au temps de notre génération, vers la fin du règne de Domitien 103 . ’

Irénée reconnaît dans les dernières pages de l’Apocalypse les théories millénaristes, qui lui sont importantes. Après la défaite de l’Antéchrist, les justes, réunis au Christ dans Jérusalem, régneront avec lui pendant mille ans ; cet état transitoire sera le préambule et comme l’apprentissage de la béatitude éternelle 104 .

Mêlant des courants divers de l’apocalyptique, le millénarisme revêt bien des nuances dans l’Antiquité. Ce que J. Daniélou appelle « la typologie millénariste de la semaine » opère la synthèse entre la doctrine des mages chaldéens sur les sept millénaires du monde et la réflexion juive sur la symbolique des jours de la semaine. Selon cette doctrine, le monde doit durer sept mille ans, parce qu’ « aux yeux du Seigneur, mille ans sont comme un jour » (Ps 89, 4) et que la semaine comporte sept jours. On considère généralement que le temps de l’Église est le sixième millénaire, et que le septième, correspondant au sabbat, inaugure le règne de Dieu. Un tel millénarisme rallie presque tous les Pères de l’Église.

Or, dans son ouvrage Théologie dans l’histoire, H. De Lubac s’attache à suivre au long des siècles un courant de la pensée chrétienne qui voit trois composantes distinctes dans l’homme : un corps, une âme et un esprit. D’après lui, Irénée serait le représentant de cette anthropologie tripartite au IIe siècle, comme Origène le sera au IIIe siècle, d’autres le seront tout au long des siècles jusqu’à nos jours 105 . De ce point de vue, Adelin Rousseau distingue et souligne qu’il ne faut pas confondre l’esprit avec l’Esprit Saint, parce que cet esprit est une partie de l’homme et le centre le plus profond de l’être humain 106 .

Pour Irénée, l’homme est constitué par nature d’une âme et d’un corps 107 . Cette nature est donnée à l’homme afin qu’il accueille ou rejette librement le don de l’Esprit Saint ; cet Esprit Saint donné est une sorte de troisième « composante » de l’homme. Irénée parle donc de l’homme « parfait », c’est-à-dire, constitué dans la plénitude achevée de son être, et « spirituel », c’est-à-dire habité et mû par l’Esprit Saint 108 . C’est l’achèvement de l’homme « psychique et charnel » par l’accueil du don de l’Esprit. Mais ce n’est pas encore le temps où l’anthropologie tripartite s’applique directement à la lecture biblique.

Notes
98.

IRENEE de Lyon, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur… p.646 (Livre V, 26, 1).

99.

Ibid., p.8 (Introduction par Adelin ROUSSEAU).

100.

Adelin ROUSSEAU, « Introduction », IRENEE de Lyon, op. cit., p.9.

101.

IRENEE de Lyon, op. cit., p.119 (Livre I, 27, 4).

102.

Ibid., p.656 (Livre V, 30, 1).

103.

Ibid., p.659 (Livre V, 30, 3) ; Cf. EUSEBE de Césarée, op. cit., p.156.

104.

Th. CALMES, op. cit., p.14 ; Voir IRENEE de Lyon, ibid., p.652-654 (Livre V, 28, 2).

105.

Henri DE LUBAC, Théologie dans l’histoire, Tome I, Paris, 1990, p.113-222 ; Adelin ROUSSEAU, « Appendixe I. Anthropologie bipartite ou tripartite ? », IRENEE de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, (Introduction, traduction et notes par Adelin ROUSSEAU), Paris, Cerf, p.357.

106.

Adelin ROUSSEAU, op. cit., p.357.

107.

IRENEE de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, (Introduction, traduction et notes par Adelin ROUSSEAU), Paris, Cerf, 1995, p.85.

108.

Ibid., p.582-584 (Livre V, 6, 1).