1.2. L’interprétation spirituelle

1.2.1. Origène et la théorie des figures

Plusieurs documents historiques attestent qu’Origène (185-245) était grand personnage aux yeux de tous à l’époque et qu’il s’était occupé avec zèle des Écritures saintes 113 . En disant que « Celse rejette encore notre doctrine sur l’Antéchrist », Origène parle aussi de l’Antéchrist, mais il ne partage pas les idées millénaristes. Il propose de distinguer la vérité de la tromperie 114 .

Dans son livre Traité des Principes (Peri Archon), Origène énumère quelques exemples d’incompréhensions provoquées par un attachement strict à l’exégèse littérale. Les hérétiques, gnostiques et marcionites, ont tiré prétexte du sens littéral pour calomnier le Dieu de l’Ancien Testament. Prenons dans les termes d’Origène un passage qui mentionne l’Apocalypse :

‘La cause de ces incompréhensions est l’ignorance du sens spirituel. Tous les orthodoxes reconnaissent cependant que dans la lettre de l’Ecriture sont cachées des économies mystérieuses, mais il n’est pas facile, il est même impossible, de savoir adéquatement ce qu’elles sont. Cela est vrai de l’Ancien Testament et de ses prophéties, mais aussi des Evangiles, écrits apostoliques et Apocalypse 115 . ’

Autrement dit, le travail du lecteur ne se fait pas sans la résistance de ce même lecteur. Il faut passer « des passages choquants et des impossibilités » pour qu’il puisse accéder au sens spirituel :

‘Parfois cependant l’Esprit a inséré dans la lettre des passages choquants et des impossibilités pour nous inciter à monter au sens spirituel, le but essentiel n’étant pas la logique ni même la vérité historique sur le plan littéral, mais la logique et la vérité sur le plan spirituel 116 .’

Il faut donc choisir la signification divine dans chaque récit historique. Mais comment ? Voici la « clé de la connaissance » :

‘La méthode à suivre est la doctrine des trois sens, selon la distinction du corps, de l’âme et de l’esprit des Ecritures, correspondant à celle des commençants, progressants et parfaits 117 .’

Pour Origène, l’interprétation littérale (= le corps) a son utilité, de même que l’interprétation morale (= l’âme), mais seule l’interprétation spirituelle permet de monter aux réalités mystérieuses de l’Ecriture 118 . Ainsi, il observe une différence entre l’âme et l’esprit et il l’applique également à l’Écriture par une analogie. C’est-à-dire, comme l’homme, l’Écriture a un corps, une âme et un esprit ; d’où les noms de sens corporel pour l’histoire, de sens psychique pour la morale, et de sens spirituel pour l’allégorie (ou l’anagogie) 119 . Comme nous l’avons souligné chez Irénée, il ne faut pas confondre l’Esprit Saint avec l’esprit qui est une partie de l’homme 120 . Il ne faut donc pas entendre littéralement, mais les entendre dans l’Esprit, comme des « figures ». Il s’agit de l’inspiration de l’Esprit.

Du point de vue épistémologique, il est très intéressant qu’en désignant le sens spirituel, Origène parle de quelque chose d’inaccessible dans la lecture spirituelle ; on parlera alors dix-huit siècles plus tard de la dimension figurale dans la lecture figurative. Autrement dit, ce qu’Origène nomme « figure » serait la dimension figurale de ce que nous appelons aujourd’hui « figure » en sémiotique. La figure n’est pas ici l’illustration d’un thème ou d’un contenu thématisable, mais elle est « un point d’application pour le travail de la lecture et pour le désir du lecteur 121  », « une adresse en direction du sujet-lecteur 122  ».

Dans sa Préface 8 de Traité des Principes, Origène insiste sur l’importance de l’interprétation spirituelle :

‘En outre les Ecritures ont été rédigées par l’action de l’Esprit de Dieu et n’ont pas seulement pour sens celui qui apparaît clairement, mais un autre aussi qui échappe à la plupart. Ce qui y est décrit est la figure de certains mystères et l’image des réalités divines. A ce sujet toute l’Église est unanime : Toute la loi est spirituelle, cependant ce que signifie spirituellement la loi n’est pas connu de tous, mais de ceux-là qui ont reçu la grâce du Saint Esprit dans la parole de sagesse et de connaissance 123 .’

Il affirme que le but essentiel n’est pas la logique ni la vérité historique sur le plan littéral, mais la logique et la vérité sur le plan spirituel 124 . Le sens spirituel est « le trésor », il ne peut être découvert qu’avec l’aide de la grâce de Dieu 125 . Tel est la distinction entre la corporéité (les réalités visibles) et l’incorporéité finale (les réalités invisibles), de même la distinction entre la vérité que les apôtres ont exprimée et la vérité que l’Église transmet 126 .

Mais les apôtres n’ont pas tout dit : ils ont affirmé l’existence de réalités, sans parler de leur manière d’agir et de leur origine. Origène travaille donc par « manière de recherche », des points de doctrine sur lesquels la tradition de l’Église ne livre à son époque rien de clair 127 .

Ce chercheur  propose seulement à ses lecteurs ou à ses auditeurs ses interprétations et les laisse libres d’en adopter d’autres 128 . C’est-à-dire de se placer comme lecteurs, ou plutôt énonciataires, ce qui est ce qui arrive pour tout lecteur qui essaie d’entendre le sens spirituel. Précisément, devenir sujet-lecteur, ce qui permet à la lecture d’ouvrir sur la subjectivité du lecteur, mais sans tomber dans le subjectivisme, puisque la lecture est réglée.

Dans son école de Césarée, selon le témoignage du Thaumaturge, Origène voulait éviter que ses auditeurs ne s’attachent à une seule école 129 . Sa méthode de recherche est l’interprétation allégorique (ou figurative) de l’Écriture. Avec cette méthode, il est accusé d’introduire dans l’exégèse un subjectivisme qui peut mener à l’arbitraire et à l’erreur 130 . Les discussions sont connues sous le nom de « Controverses origénistes ».

Mais, malgré cette controverse qui s’était déroulée depuis 394 et n’avait guère cessé jusqu’en 411, le monde latin lisait avidement Origène 131 . Avec ce dernier, le terme topos / figura occupe une place particulière dans ce que l’Alexandrin appelle l’interprétation spirituelle et qui correspond à ce que nous désignons aujourd’hui comme figurative ou typologique 132 .

Notes
113.

EUSEBE de Césarée, op. cit., p.324, 336, 339 et 346 ; BIBLIA PATRISTICA. Index des citations et allusions bibliques dans la littérature patristique, tome 3 : J. ALLENBACH et alii, Origène, C.A.D.P., C.N.R.S., 1980, p.466-469 ; Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Première partie I, Aubier, Paris, Editions Montaigne, 1959, p.198.

114.

ORIGÈNE, Contre Celse III (Livres V et VI), Marcel BORRET trad., Sources Chrétiennes 147, Cerf, 1969, p.291 (VI, 45).

115.

ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archon), IV, 2-3, Commentaire et fragments par Henri CROUZEL et Manlio SIMONETTI, Sources Chrétiennes 269, Paris, Cerf, 1980, p.168.

116.

ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archon), IV, 2, … p.169.

117.

ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archon), IV, 2-3, … p.168.

118.

Ibid.

119.

Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Première partie I, … p.199.

120.

Cf. Ibid., note 15.

121.

Louis PANIER, « La théorie des figures dans l’exégèse biblique ancienne. Résonances sémiotiques », Récit et figures dans la Bible, Lyon, Profac – Cadir, 1999, p.239.

122.

Ibid., p.240.

123.

ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archon), I, … p.87.

124.

ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archon), IV, 2-3, … p.169.

125.

ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archon), IV, 2-3, … p.170.

126.

ORIGÈNE, Traité des Principes (Peri Archon), I, 7, 1, … p.209.

127.

Henri CROUZEL, « Introduction », ORIGENE. Traité des Principes (Peri Archon), I, … p.48. Il faut noter ici l’école d’Alexandrin auquel Origène appartenait. D’après Johannes QUASTEN, « L’école d’Alexandrie est le plus ancien centre de science sacrée que connaisse l’histoire chrétienne. Elle s’attacha particulièrement à l’analyse métaphysique du donné de la foi, et s’orienta vers la philosophie de Platon et l’interprétation allégorique des textes sacrés. Parmi ses élèves et ses docteurs, elle compta des théologiens célèbres, comme Clément, Origène, Denys, Piérius, Pierre, Athanase, Didyme et Cyrille ». Voir Johannes QUASTEN, Initiation aux Pères de l’Église (J. LAPORTE trad.), Paris, Cerf, p.9-10.

128.

Ibid., p.49.

129.

Ibid., p.50.

130.

Ibid., p.41 ; Johannes QUASTEN, Initiation aux Pères de l’Église, (J. LAPORTE trad.), Paris, Cerf, p.55-56. Selon le dernier, « le conflit fut plus grave vers 400. Épiphane de Salamine et le patriarche d’Alexandrie, Théophile, attaquèrent sa doctrine. Épiphane la condamna dans un synode tenu près de Constantinople, et le pape Anastase, dans une lettre pascale. Enfin, l’empereur Justinien 1er fit accepter par un concile tenu à Constantinople, en 543, un document contenant quinze anathèmes sur certaines des doctrines d’Origène, et recueillit la signature du pape Vigile (537-555) et de tous les patriarches (ES 203-211) ». 

131.

Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Première partie I, p.221.

132.

Jean Noël GUINOT, « L’exégèse figurative de la Bible chez les Pères de l’Église », Sémiotique et Bible 123, Septembre 2006, p.9-10.