1.2.4. Augustin et la théorie du signe

Evêque d’Hippone, Augustin (354-430) est une personne très marquante dans l’histoire de la pensée occidentale. Dans la filiation philosophique, il se situe du côté de Platon. La pensée augustinienne ne se fonde pas sur la vérité expérimentée, mais sur la vérité intérieure : l’immanence. Pour lui, la lumière intérieure est sur tous les amours, toutes les intelligences et toutes les volontés. Ici, la lumière intérieure signifie la grâce de Dieu.

De ce point de vue, son œuvre La Cité de Dieu est significative. Durant sa vieillesse, Augustin tient à revenir une dernière fois sur les destinées que visent ici-bas les deux cités : la dernière rédaction des livres date vers 426. Il s’agit d’une question complexe, parce que les noms de cité terrestre et de cité céleste ont leurs destinées supra-terrestres 152 . Chez Augustin, l’empire romain n’est pas plus la cité terrestre que l’Église chrétienne n’est la cité céleste. Dans le livre XIX, les fins dernières des deux cités qui en constituent l’objet sont en dehors du monde visible et de l’expérience. Dans le livre XX, la Cité de Dieu est glorifiée au jugement dernier. Même si Augustin ne voue pas entièrement et directement La Cité de Dieu à l’interprétation de l’Apocalypse, c’est par cet ouvrage qu’il traite les thèmes de son temps concernant l’Apocalypse.

Augustin sait que l’Apocalypse est difficile et que les chrétiens ne comprennent pas ce qui y est affirmé de la première résurrection et regardent cela même comme des fables ; loin de s’en émouvoir, il s’attaque à l’obstacle, et commence une longue explication du chapitre 20 et du chapitre 21. Augustin distingue le sens charnel et le sens spirituel qui donnent deux sens allégoriques des mille ans : l’un est le sens particulier, l’autre est le sens universel. Reprenons les termes d’Augustin :

‘Quant aux mille ans, ils peuvent, autant que je le vois, être compris de deux manières : … Jean aurait appelé mille ans la dernière partie de cette sorte de jour de mille ans qui restait à courir jusqu’à la fin du siècle ; ou sans doute a-t-il employé mille ans pour l’ensemble des années de ce siècle, en vue de marquer par un nombre parfait la plénitude même du temps. Le nombre mille en effet, fait du carré du nombre dix un cube. Dix pris dix fois font cent, ce qui est une figure carrée, mais plane ; pour qu’elle s’élève en hauteur et devienne cubique, il faut de nouveau multiplier cent par dix et cela fait mille. Or si parfois cent est mis pour la totalité, – tel est le sens de cette promesse du Seigneur disant à celui qui abandonne tous ses biens et qui le suit … Aussi ne peut-on mieux comprendre ce qu’on lit dans le Psaume : « Il s’est souvenu à jamais de la parole de son alliance qu’il a prescrite pour mille générations », c’est-à-dire pour toutes » (Ps 104, 8) 153 .’

D’après lui, il y a beaucoup d’obscurités dans l’Apocalypse afin d’exercer l’intelligence des chercheurs, et aussi quelques clartés destinées à encourager et illuminer les persévérants :

‘Dans ce livre, il est vrai, qui porte le nom d’Apocalypse, beaucoup de choses sont dites d’une façon obscure afin d’exercer l’esprit des lecteurs et il s’y trouve peu de choses dont la clarté évidente permette, comme des traces sur une piste, de découvrir le reste et non sans peine, surtout qu’il répète les mêmes choses de si nombreuses façons qu’il paraît dire des choses différentes, alors qu’on découvre qu’il parle des mêmes choses tantôt d’une façon tantôt d’une autre 154 . ’

Il faut donc distinguer deux sens : le sens que l’on peut expliquer, le sens caché que l’on doit entendre. Si Origène insiste sur l’interprétation spirituelle à partir de la distinction entre le sens littéral et le sens spirituel, Augustin propose d’interpréter les figures 155 . La lecture biblique oblige ainsi à se poser des questions d’interprétation figurative : comme Origène l’a fait, Augustin propose aussi la lecture spirituelle plus que la lecture littérale.

Pour Augustin, la lecture spirituelle n’est pas corporelle ou littérale, mais figurative. Par exemple, le mot « sabbat » doit être compris autrement que l’un des sept jours. De même, la pensée du « sacrifice » doit aller au-delà de l’offrande habituelle de bêtes immolées ou de fruits de la terre. De même, le « bois » que Moïse a utilisé pour adoucir les eaux amères, la « pierre » sur laquelle Jacob a reposé sa tête, ou le « bélier » qu’Abraham a immolé à la place de son fils. Ce sont là autant de choses devenues signes. Autrement dit, le signe est lui-même une chose 156 . La distinction chose / signe s’avère relative à un point de vue : toute chose – à l’exception de Dieu lui-même – peut éventuellement devenir signe. C’est dire le caractère arbitraire du signe que les analyses contemporaines mettent également en relief.

Chez Augustin, le lecteur des Écritures est invité à l’interprétation et non au savoir. Les caractéristiques de la pensée augustinienne se trouvent dans la relation étroite entre les lettres et l’intelligence, la dialectique du sujet de la conscience et de l’objet de la vérité : savoir – croire. Augustin lance cette aventure intellectuelle du sujet pour lire les Écritures : « Ceux qui connaissent les tropes les retrouvent dans les saintes lettres et cette connaissance leur est d’un certain secours pour l’intelligence de ces lettres 157 ». Il dégage ainsi son herméneutique, une théorie du signe qui lui vaut aujourd’hui d’être reconnu comme l’un des premiers vrais théoriciens de cette science.

Augustin souligne que l’Écriture elle-même est du côté du doigt qui montre l’astre et non de la lumière qui éclaire le doigt :

‘A ceux qui ne comprennent pas ce que j’écris je dis ceci : c’est comme s’ils voulaient voir la lune à son déclin ou à son début, ou un astre que je leur montrerais de mon doigt tendu ; si leur acuité visuelle n’était pas suffisante pour leur permettre de voir mon doigt lui-même, ce ne serait pas une raison pour m’en vouloir. Ceux, en revanche, qui, même après avoir pris connaissance de ces règles et les avoir comprises, n’auront pu pénétrer les obscurités des divines Écritures, qu’ils jugent qu’ils sont capables, bien sûr, de voir mon doigt, mais que, pour les astres vers lesquels ce doigt se tend afin de les montrer, ils sont incapables de les voir. Que les uns et les autres cessent donc de me critiquer, et qu’ils prient pour que Dieu accorde à leurs yeux la lumière. Car si je puis remuer mon doigt pour leur montrer quelque chose, je ne puis pas apporter à leurs yeux la lumière de façon qu’ils discernent et mon geste indicateur lui-même et l’objet que je veux leur indiquer 158 .  ’

Pour Augustin, l’Écriture n’est pas une fin, mais un moyen. De même, la lecture des Ecritures n’est pas un but en soi, mais elle est le moyen qui permet d’accéder à l’astre, au terme : à la charité 159 .Découvrir et comprendre l’esprit caché derrière la lettre. Mais, cela ne signifie pas négliger la lettre. Augustin affirme que « l’homme qui s’appuie sur la foi, l’espérance et la charité, et les garde fermement, n’a besoin des Ecritures que pour instruire les autres 160  ». Paradoxalement, on pourrait dire qu’il faut des Écritures pour vivre dans la foi, l’espérance et la charité. On commence par l’Écriture 161 .

Notes
152.

G. BARDY, « Introduction », Augustin. La cité de Dieu. Livre XIX-XXII. Triomphe de la cité céleste, Texte de la 4e édition de B. DOMBART et A. KALB, Traduction française de G. COMBES, Bibliothèque augustinienne, Œuvres de saint Augustin 37, Desclée De Brouwer, 1960, p.11.

153.

AUGUSTIN, La cité de Dieu. Livre XIX-XXII. Triomphe de la cité céleste, … p.216-217.

154.

Ibid., … p.273.

155.

Louis PANIER, « Devenir des figures – Figures en devenir. La théorie des figures dans l’exégèse biblique ancienne », Lire Greimas, Limoges, PULIM, nouveaux actes sémiotiques, 1997, p.155. L’auteur précise : « Ce qu’on appelle « figures » dans le corpus biblique, ce ne sont pas des termes d’un sens littéral qui seraient à lire « au sens figuré », ou allégoriquement ; bien au contraire, ce sont des figures aux figures, et n’adviennent que par la grâce d’un acte énonciatif qui les accomplit ».

156.

AUGUSTIN, De Doctrina Christiana, I, II, 2, texte critique revu et corrigé par Madeleine MOREAU, Isabelle BOCHET et Goulven MADEC, Institut d’Etudes Augustiniennes, Paris, 1997, p.79 ; ibid., II, I, 1, … p.137.

157.

AUGUSTIN, De Doctrina Christiana, III, XXIX, 40, … p.289. Chez Augustin, « Tropes » désignent « figures de style » : l’allégorie, l’énigme, la parabole, etc.

158.

Ibid., Prologue 3, … p.67.

159.

Ibid., I, XXXV, 39, … p.127.

160.

Ibid., I, XXXIX, 43, … p.133.

161.

Dans le temps patristique, il y a des citations et des allusions de l’Apocalypse chez Eusèbe de Césarée, Cyrille de Jérusalem, Epiphane de Salamine, Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nyssé. VoirBIBLIA PATRISTICA. Index des citations et allusions bibliques dans la littérature patristique, tome 4(1987) / 5 (1991) / 6 (1995) : J. ALLENBACH et alii, Origène, C.A.D.P., C.N.R.S.