A partir du XIIIe siècle, nous pouvons remarquer une tradition qu’on pourrait appeler « historique » et « prophétique ». Le grand initiateur en est Joachim (1130-1202), abbé de Flore, qui est de l’ordre franciscain et qui ouvre à l’exégèse une voie toute nouvelle 194 . D’après H. De Lubac, sa double postérité se croise entre l’histoire et l’esprit ; l’histoire s’occupe avant tout du mouvement spirituel, mais son esprit est très éloigné des exégètes qui héritèrent de ses conceptions et de ses méthodes 195 .
L’Écriture sainte, pour Joachim de Flore, contient des « verbes mystiques » : il est possible de les expliquer d’abord en surface, dans l’histoire ; mais ensuite il faut les ouvrir pour montrer l’esprit qui s’y trouve caché 196 . Il ne faut pas s’étonner que l’intelligence soit multiforme, puisque l’Esprit est multiple en ses dons. Pour Joachim, la diversité n’est pas opposition ni contradiction, et tous les mystères s’accordent au service d’une vérité 197 . Joachim partage l’idée de son temps sur l’intelligence spirituelle, mais il explique sa manière de l’entendre 198 .
Joachim envisage l’histoire du monde en trois âges 199 :
1) L’âge de l’Ancien Testament : de la création à la naissance du Christ : l’âge de la terre ;
2) L’âge du Nouveau Testament : de la naissance du Christ jusqu’en l’année 1260, qui est l’époque des clercs : l’âge de l’eau ;
3) L’âge de l’intelligence spirituelle : l’époque des moines : l’âge du feu.
Un tel système est appliqué dans son commentaire de l’Apocalypse où Joachim cherche ses principes. D’abord, il cherche une concordance entre les écrits de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament. Ensuite, il cherche à lier l’histoire du Christ et l’histoire de l’Église dans le rapport avec l’histoire ultérieure de l’Église. Enfin, il établit une typologie à trois degrés : l’élévation d’Elie préfigure l’ascension laquelle annonce à son tour la victoire des parfaits. Dans ce commentaire, la venue du Christ ne signifie plus le centre de l’histoire, mais un épisode parmi d’autres.
Pour Joachim, l’Apocalypse s’interprète comme ses trois âges en sept périodes, sept persécutions. La femme du chapitre 12 se situe dans la 4e période du 2e âge, parallèle au 4e jour de la création. Les luminaires du 4e jour, comme la femme de la 4e période, symbolise l’Église des ermites et des vierges. Dans sa Concordance, Joachim trouve un autre type de cette vie monastique et érémitique :
‘O mystère admirable ! Judith, depuis son veuvage, demeure dans le secret de sa maison, vaquant aux prières et aux jeûnes, un nombre de jours exactement pareil à ceux que la femme mystérieuse de l’Apocalypse passe dans le désert afin d’y être nourrie : 1260 jours soit un temps, deux temps et un demi-temps. Et nous trouvons là une concordance de plus ; car que signifie être nourrie spirituellement sinon vaquer aux prières et aux psaumes, aux vigiles, aux lectures pieuses, aux jeûnes et se garder, loin du siècle, immaculée ? 200 ’La femme est donc l’Église des ermites et des moines qui reste cachée pendant les 1260 ans de l’Église papale, mais qui revient pour édifier l’Église spirituelle. Mais cette Femme est aussi Marie, mère du Christ, type de l’Église, qui souffre de l’enfantement, qui représente la mort du Christ 201 . Les douze étoiles qui la couronnent sont douze vertus ; la lune est l’humilité de ceux qui se laissent conduire par l’Esprit ; le soleil est la justice des parfaits 202 .
Le Dragon, c’est le diable dont les têtes représentent Hérode, Néron, les empereurs hérétiques, la secte de Mahomet, un des rois de la nouvelle Babylone, le roi prophétisé par Daniel et enfin l’Antéchrist. Le dragon vaincu suscite l’hérésie arienne. L’Église échappe grâce aux ailes de l’aigle, cet aigle est la grâce de contemplation, les deux ailes sont la sagesse et l’amour de Dieu 203 .
Comme le dit H. De Lubac, la pensée de Joachim est méthodique 204 . Même si sa pensée demeure obscure, les lignes de la théorie qu’il construit ne sont pas incertaines : elles sont au contraire d’une précision compliquée. Il s’appuie d’abord sur la lettre des deux Testaments. L’intelligence typique pour le mystère de l’Église est différenciée dans sa structure. Mais il existe l’intelligence spirituelle proprement dite. Telle est la distinction fondamentale qui conduit tout le système d’interprétation chez Joachim et qui permet de le situer dans la ligne d’Origène et d’Augustin.
La première, ou intelligence typique, s’applique aux pasteurs. Elle est en rapport avec la Trinité divine. La deuxième, ou intelligence spirituelle, est de trois sortes : historique, morale, allégorique 205 . L’intelligence historique n’est pas à confondre avec la lettre ou l’histoire elle-même, bien qu’elle en soit proche. L’intelligence morale traite des vertus et des vices. L’intelligence allégorique est en rapport avec la doctrine et la vie spirituelle. Ces trois premières sortes d’intelligence ne sont pas en continuité ; chacune a un mouvement qui va « du visible à l’invisible » 206 . Parmi ces trois, l’allégorie est supérieure, parce qu’elle comporte un sens doctrinal correspondant à la foi. Elle commence nécessairement par la tropologie, ainsi appelée de tropos (modus) et logos (sermo).
S’il existe l’unité des intelligences, c’est le schéma le plus fondamental et le plus usuel dans sa Concordance : celui des quatre intelligences de base : historique, morale, allégorique et typique 207 . Il n’y a point de rapport formel entre elles. L’intelligence typique est d’une autre nature que l’histoire, la morale et l’allégorie. Elle n’est point une intelligence spirituelle. Elle ne nous fait pas passer « du visible à l’invisible », comme faisaient chacune à sa manière les autres intelligences. Mais elle nous maintient dans les faits, dans l’abstraction. Chez Joachim, il y a une distinction nette entre les intelligences 208 .
Si nous comparons Joachim avec ses prédécesseurs, il n’y a pas un contraste très fort. Joachim partage en effet la doctrine traditionnelle sur l’intelligence spirituelle de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament. Mais il en tire une méthode d’argumentation à partir de ses vues propres sur l’Église et sur l’histoire. L’originalité de Joachim se trouve, d’après Lubac et Tondelli, dans le concept fondamental de la concorde : « pour devenir ce champ de concordance, le champ de l’intelligence spirituelle a dû être non seulement étendu, mais transformé 209 ».
La concordance n’est plus la correspondance de l’histoire au mystère, de la figure à la réalité profonde, ou de la lettre à l’esprit. Pour Joachim, c’est un schéma trinitaire qui est « une seule et multiple intelligence, spirituelle ou mystique 210 ». Face à la dualité des Églises grecque et latine, il n’y a chez Joachim que l’unicité de l’Église du Christ s’accomplit. C’est en effet pour lui « l’Évangile éternel », « le ciel nouveau et la terre nouvelle » (Ap 21) qui va provoquer des querelles non seulement à l’époque, mais jusqu’à nos jours 211 .
Cf. E.-B. ALLO, op. cit., p.CCXLVIII.
Henri DE LUBAC, op. cit., Seconde partie II, 1964, p.325.
Nous reprenons Henri DE LUBAC, op. cit., Seconde partie I, p.438, qui fait référence à JOACHIM de Flore, Concordia novi ac veteris Testamenti (Venetiis, 1519), 1. 5, c. 71 (f. 99, 3-4).
JOACHIM de Flore, Expositio in Apocalypsin (Venetiis, 1527), f. 154, 2 ; Liber intoductorius in Apocalypsin (Venetiis, 1527), f. 26, 3.
Henri DE LUBAC, op. cit., Seconde partie I, p.438.
Pierre PRIGENT, Apocalypse 12. Histoire de l’exégèse, … p.41 ; Henri DE LUBAC, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, tome I : de Joachim à Schelling, Paris, LETHIELLEUX, 1978, p.87.
Nous reprenons la citation de P. PRIGENT qui renvoie à E. AEGERTER, Joachim de Flore, l’évangile éternel, t. II, Paris, p.67. Voir P. PRIGENT, Apocalypse 12. Histoire de l’exégèse, … p.42.
Cf. Pierre PRIGENT, Apocalypse 12. Histoire de l’exégèse, … p.43.
Ibid., p.43.
Ibid., p.43.
Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Seconde partie I, … p.439.
Ibid., p.439.
Henri DE LUBAC nous renvoie à JOACHIM, Liber introductorius in Apocalypsin (Venetii, 1527), f. 26, 2 : « Historica intelligentia est similitude rei visibilis ad invisibilem, ut est aliqua virgo designata in libera, aliqua conjugata in ancilla. Moralis intelligentia est similitude rei visibilis ad invisibilem secundum partem ut alicubi : sive secundum totum, ut est in ancilla significari carnem quae genuit in servitute, in libera mentem. » ; Voir ibid., p.440.
Nous reprenons Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Seconde partie I, … p.444, qui fait référence à JOACHIM de Flore, Concordia novi ac veteris Testamenti (Venetiis, 1519), 1. 5, c. 2 (f. 61, 3).
Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Seconde partie I, … p.445.
Ibid., p.460.
Henri DE LUBAC nous renvoie à la Concordia novi ac veteris Testamenti (Venetiis, 1519), 1, 2, tr. I, c. 7. Voir ibid., p.461.
Henri DE LUBAC note que depuis plus d’un siècle, les travaux sérieux sur Joachim de Flore se sont multipliés. Voir Henri DE LUBAC, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, tome II : de Saint-Simon à nos jours, Paris, P. LETHIELLEUX, 1981, p.468-480.