Si la narratologie reste à mi-chemin devant le langage, la sémiotique « cherche le comment de la signification quel qu’en soit le canal (langage, mime, image…), mais d’abord et surtout par le langage 310 ». Au lieu de développer ici la théorie sémiotique dont nous reparlerons plus tard, notons quelques traits de la lecture sémiotique de l’Apocalypse.
Jean Delorme remarque que la forme de « Je vis » « J’entendis » est introduit souvent dans le texte de l’Apocalypse 311 . Le visionnaire Jean « entend une voix » derrière lui ; il « se retourne » pour « regarder », il « voit » et il « tombe à terre » ; il « est touché par la droite » de celui qui parle et qu’il a vu. Le statut de témoin est transformé et la condition de la parole est changée. Le rôle des signes est important, parce que la révélation est un dévoilement à travers des signes. Ce qui est dévoilé, ce qui est révélé, c’est que les signes ne sont que les signes. Autrement dit, il y a quelque chose à voir à travers et derrière des signes.
Jean Calloud souligne aussi la révélation, mais qui est comme un livre, une œuvre, un dévoilement 312 . Il rappelle que le mot « révélation » connote souvent la médiation de la parole articulée. L’action est pour Calloud comme concentrée en sa phase finale et décisive : les événements se précipitent et le voile enfin tombe, nous laissant devant l’œuvre accomplie. Il n’y a rien à ajouter ni à retrancher. Le livre de l’Apocalypse est entièrement occupé à l’accomplissement des écritures, de la « chose révélée ».
Le lecteur est donc devant ce livre accompli à la fois descriptif et prospectif. Dans ce livre, il y a de réel et de définitif. Il énonce les conditions d’articulation du monde réel sur le monde de représentations et d’organisations symboliques. En sa structure et en son propos, l’Apocalypse est en effet le récit de la création. Il faut donc rendre compte que la création soit reconnue dans la confirmation de son effet et de son objet textuel.
La lecture de François Martin n’est pas loin de celles de Delorme et de Calloud. François Martin est attentif au parcours des figures et au fait qu’il s’agit de la « re-présentation de la Chose » :
‘Or la vision apocalyptique est contemplée en Esprit (1, 10), elle n’est pas la mise en présence immédiate et directe avec la Chose vue, elle est une représentation de la Chose à voir, figuration aux multiples déploiements qui diffère la présence de Cela qu’est tout à la fois Dieu venu dans la chair de l’homme et l’aventure humaine prise depuis son origine dans le mystère même de Dieu 313 . ’Ainsi, la vision et l’écriture sont liées dans l’expérience de Jean comme les deux faces d’une même pièce de monnaie 314 . La vision est « la présence différée de la Chose », et l’écriture, « transcrivant sur le parchemin les traits de la vision, fait tenir le sujet dans l’amour patient de Cela qui a déjà inscrit en lui les traces de la Présence et vient de suite à sa rencontre (22, 7.12.20). Au temps de la différance, l’écriture est la sûre demeure où le sujet est gardé pour l’amour et dans l’amour 315 ». C’est enfin un sujet qui est surgi dans l’articulation de la vision et de l’écriture :
‘« Viens Seigneur Jésus » (22, 20). C’est le mot de l’amour, celui de l’Épouse, c’est-à-dire non pas celui de Dieu mais celui des hommes 316 .’Ces interprétations (ou lectures) de Delorme, Calloud et Martin sont caractéristiques du même traitement sémiotique du texte.Elles s’intéressent en particulier à la dimension référentielle des figures, qui représente leur attachement au monde réel. Dans cette épistémologie, le texte n’est pas le document à interpréter immédiatement, mais le monument à visiter lentement tout le long du parcours des figures, qui renvoie à la variété des événements racontés et à la richesse du discours poétique. Pour les sémioticiens, le texte est centré sur le statut des grandeurs figuratives et de leur mise en discours où peuvent être reconnues et éprouvées les catégories opératoires d’une description de la signification.
C’est à partir de ces présupposés sémiotiques que nous pouvons redéfinir la notion de révélation, qui est définie autrefoiscomme la communication de Dieu. Dans l’Apocalypse, cette communication de Dieu est proposée à l’homme dans des signes. Comme Augustin dit que « tout signe est une chose 317 », il y a non seulement renvoi entre les signes, mais renvoi et relation d’ordre parmi les « choses ». Il y a là la place du sujet-lecteur, parce que la révélation doit être interprétée.
Jean DELORME, « Incidences des sciences du langage sur l’exégèse et la théologie », Initiation à la pratique de la théologie, (dir. B. LAURET, F. REFOULÉ), Paris, Cerf, 1982, p.299.
Jean DELORME, « Apocalypse de Jean », conférence à Agora Tête d’Or à Lyon en 2003.
Jean CALLOUD, « Je suis l’alpha et l’oméga. L’Apocalypse à la lettre », communication au colloque du CADIR à Lyon en 2006 ; à paraître dans Sémiotique & Bible, n°128, Janvier 2008.
François MARTIN, op. cit., p.17-18 ; repris dans « l’auteur identité, l’auteur autorisé », Lumière et Vie, 227, 1996, p.18.
Ibid, p.19.
Ibid., p.19.
Ibid., p.264.
Augustin, La doctrine chrétienne, I, II, 2.