Depuis le début du premier chapitre de l’Apocalypse, le titre et l’adresse installent une condition sémiotique ou une contrainte sémiotique d’énonciation. Nous pouvons repérer un dispositif complexe de cette révélation à partir des trois premiers versets de l’introduction :
‘Révélation de Jésus-Christ que Dieu lui donna pour montrer à ses serviteurs les choses qui doivent advenir rapidement, et qu’il signifia en envoyant comme intermédiaire son ange à Jean son serviteur, lequel témoigna la Parole de Dieu et le témoignage de Jésus-Christ, tout ce qu’il a vu. Heureux celui qui lit, et ceux qui écoutent les paroles de la prophétie et gardent ce qui s’y trouve écrit, car le temps est proche (1, 1-3).’Quelle est la révélation ? En termes du dictionnaire, le mot « apocalypse » () qui signifie « dévoiler », « révéler », c’est au sens littéral un « dévoilement » ou une « révélation ». Il s’agit ici d’un dispositif complexe : 1) révélation donnée ( « » ) à Jean par Dieu : sanction narrative ; 2) révélation signifiée ( « » ) à Jean par l’envoi de l’ange : objet – signe ; 3) parole/témoignage/vision attestées par Jean : véridiction.
La vision et l’écriture sont liées dans l’expérience de Jean, voyant et écrivain, comme les deux faces d’une même pièce de monnaie : « Ce que tu regardes, écris-le ! » (1, 11). Pourquoi l’écrire ? Dans un programme narratif, la finalité de la révélation est en vue de montrer ( « » ) à ses serviteurs les choses qui doivent advenir rapidement. Il faut examiner l’opération du discours, parce que le discours fait reconnaître l’acte d’énonciation, l’instance d’énonciation.
L’adresse installe surtout l’énonciateur et l’énonciataire, en plus de la communication du livre (Jean Églises d’Asie). Mais les plans d’organisation et d’effectuation de la communication sont complexes. L’énonciation de l’Apocalypse proclame une Béatitude : « Heureux celui qui lit et ceux qui écoutent les paroles de la prophétie et gardent les choses écrites en elle, car le moment est proche » (1, 3) 374 . Autrement dit, « celui qui lit », « ceux qui écoutent les paroles » et « ceux qui gardent ce qui est écrit », ils sont les « actants » de la Béatitude de l’Apocalypse : « lire », « écouter » et « garder » ce qui est écrit sont les actions de la Béatitude. À la suite de cette Béatitude, l’énonciation de l’énonciataire s’énonce directement comme une réponse : « Oui, Amen ! ( , ) » (1, 7). On en trouve l’écho et l’articulation à la fin de l’Apocalypse : « Amen, viens, Seigneur Jésus ( , , ) » (22, 20).
Le temps est proche, l’écrit se soutient de cette imminence d’un surgissement de la vérité dans le réel, dans les choses du monde ; la parole est dans les signes attestés par Jean, elle est gardée dans l’écrit où la lecture peut l’entendre : l’effet de cette écoute et de cette garde est la Béatitude. Cette attitude du lecteur le situe à la charnière du temps présent (le temps de l’écrit) et de l’avenir qui vient (temps de l’écriture accomplie, achevée) : les consignes de lecture répondent à cette situation.
C’est la révélation, dévoilement de Jésus-Christ caché auprès de Dieu, mais c’est Jésus-Christ lui-même qui bénéficie de cette révélation. Il y a une connaissance partagée entre Dieu et Jésus dont le livre s’autorise à propos des « choses (‘`) » qui doivent advenir rapidement 375 . Il y aura le moment où la chose est remplacée par les signes. Il s’agit de l’acte de langage, du langage des signes, puisque la révélation est signifiée à Jean par l’envoi de l’ange. La révélation est un tel dévoilement à travers des signes : « elle n’est pas la mise en présence immédiate et directe avec la chose vue, elle est une représentation de la chose à voir 376 ». Dans l’Apocalypse, nous sommes dans le langage, dans lequel Jésus n’est pas en réalité comme telle, mais en signes.
Cette adresse à propos de Jésus-Christ est liée à la première déclaration du Seigneur Dieu, qui clôt l’introduction de l’ensemble du livre et qui précède immédiatement le début du récit de Jean :
‘Moi, je suis l’Alpha et l’Oméga, dit le Seigneur Dieu, Celui qui est, et Celui qui était, et Celui qui vient, le Tout-Puissant (1, 8). ’Si Dieu est le locuteur (« moi »), ce n’est pas un discours sur Dieu, mais le discours de Dieu lui-même comme le sujet de capacité : c’est le Seigneur Dieu qui énonce. Tandis que Jésus-Christ est « le témoin, le fidèle, le premier-né des morts et le chef des rois de la terre » (1, 5) et « celui qui nous aime et nous a déliés de nos péchés par son sang, et qui a fait de nous un royaume, des prêtres pour son Dieu et Père » (1, 5-6). Si Dieu est donneur de la révélation, Jésus-Christ est à la fois le révélateur et la chose révélée en tant que le témoin ressuscité.
La formule d’une telle déclaration du Seigneur Dieu se trouve encore deux fois dans le livre : « Je (suis) l’Alpha et l’Oméga, le Commencement et la Fin. À celui qui a soif, je donnerai de la source d’eau vive, gratuitement » (21, 6) ; « Moi, l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Commencement et la Fin » (22, 13). Il y a encore deux autres déclarations, moins précises et moins complètes, font écho : « Grâce et paix de la part de celui qui est, qui était et qui vient… » (1, 4-5) ; « Moi, je suis le premier et le dernier, et le vivant. J’ai été mort et voici que je suis vivant pour les siècles des siècles » (1, 17-18).
D’après Jean Calloud qui fait une remarque dans sa forme (le verbe « être » n’est assuré que dans la formule de 1, 8), cette déclaration affirme deux notions : le « sujet » et le « signifiant », ainsi que la relation de l’un avec l’autre. Comme si le sujet « était » le signifiant ; avec cette particularité que le signifiant est double, Alpha et Oméga : le Premier et le Dernier. Il s’agit des deux signifiants distants l’un de l’autre autant sans confusion et sans lien entre eux. Nous sommes là rigoureusement au niveau de la « lettre » ; la lettre qui n’a pas de signifié.
S’il en est ainsi, il ne s’agit pas de définir le sujet, mais plutôt de le représenter par un rapport. La déclaration d’identité ainsi formulée signale et annonce une totalité signifiante intermédiaire entre l’Alpha et l’Oméga. Dieu et Jésus-Christ ne sont pas mis en scène comme les personnages parmi d’autres, mais les « sujets » représentés par les « signifiants » qui lient les autres signifiants entre l’Alpha et l’Oméga.
Or, une parole est émergée à la fin du livre : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (21, 5). Cela veut dire que tout l’itinéraire vers une nouveauté va à Celui qui ordonne d’écrire et continue de dire : « C'en est fait. Je suis l'Alpha et l'Oméga, le commencement et la fin » (21, 6).
Il faut reprendre ici la question du rapport entre attestation et témoignage, entre signes et véridiction. La révélation est attestée ( « » ) par le témoignage de Jean, de tout ce qu’il a vu. Il s’agit de la véridiction, un nouveau niveau de fonctionnement, différent de la manifestation. La vision et la parole constituent l’écriture de l’Apocalypse, parce que Jean reçoit l’ordre d’écrire ce qu’il a vu et entendu : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre » (1, 11) ; « Écris, car ces paroles sont fidèles et véridiques » (21, 5). L’attestation et le témoignage de Jean engagent sans doute quelque chose du corps ou du croire.
Mettre en discours l’émergence d’une énonciation qui se veut attestation de vérité suppose un mode particulier d’attestation et peut-être la particularité de la véridiction. C’est une opération de véridiction, telle que son contenu (l’être) n’est pas prédiqué autrement que par le langage des signes (le paraître). La révélation est d’abord « signifiée » à Jean par l’envoi de l’ange, et qu’elle est ensuite « attestée » comme témoignage par Jean (1, 1-2).
Repérons donc bien la déclaration que la révélation est « donnée » à Jésus-Christ et « signifiée » à Jean. La parole et le témoignage sont dans les signes attestés et gardés dans l’écrit par Jean 377 . Si « ce qu’il a vu » est écrit comme visions innombrables dans le texte, ce sont des signes. Les visions de l’Apocalypse ne sont donc ni informatives, ni spectaculaires. Elles sont écrites, et elles doivent être écrites : Jean en reçoit l’ordre. Écrites, les visions disposent en discours un univers de signes. Par rapport aux signes écrits, il y a « ce qui est écrit » et « ce qui n’est pas écrit » (cf. 10, 4). Il y a les visions et l’écriture des visions, et ces deux ne sont pas identiques (certaines visions ne sont pas écrites), mais deux formes différentes de signes.
Il y a ici la place donnée au lecteur. C’est parce que la lecture devient le passage aventureux d’un monde à un autre à travers les signes. Le lecteur devient le sujet interprétant, c’est une anthropologie du sujet-lecteur. La révélation doit être interprétée : signifiée, la révélation est à lire et à interpréter. La question du « signifiant/signifié » se pose ici dans la relation de « révélation donnée » et de « révélation signifiée ».
Ainsi, la révélation écrite nous invite à lire et à interpréter. Ce qui importe est le fait que tout cela n’est pas pour faire peur ! : « Sois sans crainte » (1, 17). Au contraire, l’Apocalypse nous invite à la Béatitude dès le début du livre : « Heureux le lecteur » (1, 3). À partir de cette perspective, nous rappelons deux hypothèses :
- La première hypothèse, c’est que nous ne sommes pas dans le cas du compte-rendu ou du reportage informatif, mais dans le cas des « grandeurs figuratives » où l’énonciation est conçue comme l’acte qui donne lieu à la cohérence discursive : des « signifiants » visuels dont la visualité convoque un sujet, un énonciataire.
- Une autre hypothèse est sur la fonction du corps lié au témoignage et au langage (attestation de vérité, signe, écrit) ainsi qu’à la vision (sensible) et à la parole (intelligible). Il s’agit d’une stratégie persuasive et de la « conversion » du lecteur 378 .
Il y a sept Béatitudes dans l’Apocalypse : cf. 1, 3 ; 14, 13 ; 16, 15 ; 19, 9 ; 20, 6 ; 22, 7.14. Par rapport à cette formule « Heureux », le terme « Malheur » se comptera quatorze fois en sept endroits : 8, 13 (3 fois) ; 9, 12 (2 fois) ; 11, 14 (2 fois) ; 12, 12 ; 18, 10 (2 fois).16 (2 fois).19 (2 fois).
Les autres traductions proposent « ‘` » en« ce » au lieu de « la chose » : « ce qui doit arriver bientôt ». Voir La Bible Jérusalem et Traduction œcuménique de la Bible.
François MARTIN, op. cit., p.17 ; art. cit, p.18.
Louis PANIER, La naissance du fils de Dieu. Sémiotique et théologie discursive : Lecture de Luc 1-2, publié avec le concours du CADIR de Lyon, Paris, Cerf, 1991, p.75.
Si cette « conversion du lecteur » est une stratégie figurative pour la lecture, « la transformation de l’homme biblique » chez Paul Beauchamp parle d’une finalité existentielle de la lecture biblique. VoirPaul BEAUCHAMP, Parler d’Ecritures saintes, Paris, Seuil, 1987, p.111.