La prise de la position discursive est comme la suivante : au jour du Seigneur (temps), la parole est donnée à Jean (acteur) qui se trouvait dans l’île de Patmos (espace) :
‘Moi, Jean, votre frère et votre compagnon dans l’épreuve, la royauté et la persévérance en Jésus, je me trouvais dans l’île de Patmos à cause de la Parole de Dieu et du témoignage de Jésus. Je fus saisi par l’Esprit au jour du Seigneur, et j’entendis derrière moi une puissante voix, telle une trompette, qui proclamait : Ce que tu vois, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept Églises : à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à Laodicée. Je me retournai pour regarder la voix qui me parlait ; et, m’étant retourné, je vis sept chandeliers d’or ; et, au milieu des chandeliers, quelqu’un qui semblait un Fils d’homme … À sa vue, je tombai comme mort à ses pieds, mais il posa sur moi sa droite et dit : Ne crains pas, Je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant, je fus mort, et voici, je suis vivant pour les siècles des siècles, et je tiens les clés de la mort et de l’Hadès. Écris donc ce que tu as vu, ce qui est et ce qui doit arriver ensuite ...(1, 9-20).’La vision n’est pas une spatialité, mais un événement somatique et perspectif, une atteinte au corps du visionnaire : Jean est saisi en Esprit et entend une puissante voix comme une trompette, et il voit. Il s’agit d’un programme de communication informative : le son d’abord plutôt que le message. Cette vision ne répond pas à un vouloir-voir du voyant, mais à la voix qui ordonne d’écrire la vision : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre ( ) » (1, 11). L’ensemble de l’Apocalypse articule ainsi parole, vision et écriture : l’écriture procède de la vision et de la parole. La vision est « écrite » par Jean visionnaire écrivain : « écrire » n’est pas seulement transcrire, représenter, faire voir ce qui a été vu, mais répondre à l’ordre de la voix, à l’expérience de la parole reçue, entendue et perçue.
Il s’agit en effet d’une expérience inaugurale. Jean se retourne pour voir, et à sa vue, il tombe comme mort à ses pieds : on passe de l’événement (la voix) à la quête (pour voir) et son effet (comme mort). Le positionnement de l’énonciateur est marqué comme la voix vue, son identité est décrit « comme un Fils d’Homme ». Une telle expérience interroge quelques questions : cette comparaison est-elle de l’ordre du figuratif visible ? Que faire de la filiation ?
Le dispositif énonciatif est mis en scène, en figures : chandeliers, pieds d’un bronze, sept étoiles dans sa main droite, etc (1, 13-16). Ce qui arrive le Fils d’Homme comme instance d’énonciation, ce n’est pas quelque chose à transmettre, mais le lieu où peuvent advenir parole et vérité du témoignage. Il énonce finalement : « Ne crains pas, Je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant, je fus mort, et voici, je suis vivant pour les siècles des siècles, et je tiens les clés de la mort et de l’Hadès » (1, 17-18).
Le début de l’Apocalypse manifeste ainsi l’ordre d’écrire ce qui est vu (qui est et qui viendra) et la dictée des 7 lettres aux 7 églises : c’est l’articulation entre la vision et l’écriture, montrer et dicter. Cela nous fait revenir à l’ordre de montrer : « pour montrer à ses serviteurs les choses qui doivent advenir rapidement » (1, 1). S’il en est ainsi, les visions correspondent à ce qui est « montré » : ( : je montrerai) et l’Apocalypse développe et déploie l’ensemble de ces visions.
S’agissant de telles expériences inaugurales (parole – vision – écriture), Ap. 10 présente un cas particulier et significatif 379 :
‘J’avançai vers l’ange et le priai de me donner le petit livre. Il me dit : Prends et mange-le. Il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel. Je pris le petit livre de la main de l’ange et le mangeai. Dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, mes entrailles en devinrent amères. Et l’on me dit : Il te faut à nouveau prophétiser sur des peuples, des nations, des langues et des rois en grand nombre (10, 9-11).’Ce n’est pas simplement le livre sous les yeux, mais le livre « à prendre » et « à manger » dans le corps entier. L’enjeu du livre, ce n’est pas de lire, mais d’ouvrir et de manger. Il n’est pas question de secret à dévoiler ou de connaissances à acquérir ; il s’agit plutôt de manifester les effets d’un passage de l’écriture dans le corps. C’est le rôle du prophète. Être prophète, c’est être sujet de la parole de vérité ; faisant passer en même temps la douceur et l’amertume dans son corps.
Le passage de la vision à la manducation va préciser le rapport du sensible (du perceptif) à l’énonciation. Dans l’expérience de la parole, la dévoration et la profération s’articulent ainsi : l’ordre de prendre pour dévorer (10, 9) et l’effet de la dévoration (10, 10). Il ne s’agit pas du côté du mode de la communication, mais du côté des conditions d’émergence de la parole.
C’est avec le « nous » qu’une relation solidaire est introduite enfin entre Jean et les lecteurs. Ceux-ci sont « serviteurs » de Dieu ainsi que Jean (1, 1), « frères » et « compagnons » de Jean dans l’épreuve (1, 9). La destinée de Jean est identifiée donc à celle des lecteurs. Écrite par Jean qui est un de « nous », la révélation nous invite ainsi à lire et à interpréter. « Heureux le lecteur ! » (1, 3), c’est une invitation à la lecture, à la Béatitude ; c’est une invitation à être témoin, à être sujet de la parole.
La révélation nous est proposée comme événement de rencontre. C’est la rencontre corporelle et spirituelle en même temps. Dans l’Apocalypse, l’expérience de la parole est située dans un espace et dans un temps particuliers, comme sur une autre scène. Jean « entend une voix » derrière lui, il « se retourne » pour « regarder », il « voit », il « tombe à ses pieds comme mort », il « est touché par la droite » de celui qui parle et qu’il a vu. Le statut de témoin est transformé et la condition de la parole est changée.
L’Apocalypse nous invite ainsi à la rencontre avec Dieu, à l’univers de cette rencontre inattendue. Il est le témoignage sous la forme de l’invitation, il nous invite à la réalisation ultime de la vérité, de l’amour. À la fin du livre, l’Esprit et l’Épouse disent ensemble : « Viens ! Que celui qui entend dise : Viens ! Que celui qui a soif vienne, que celui qui le veut reçoive de l’eau vive, gratuitement » (22, 17).Il s’agit de l’invitation à la parole, du désir de la parole.
L’Apocalypse reporte en effet diverses figures d’écriture : « les lettres aux sept Eglises », « le livre scellé » ou « le livre à ouvrir », « le livre à manger », « le petit livre », « le livre de la vie », « les livres », etc.