Ap. 12 se situe au centre de l’ensemble du livre. Il s’introduit à la suite de la septième trompette, entre le septénaire des trompettes et celui des coupes. Peut-on vérifier si l’unité de Ap. 12 est encadrée de tel ou tel verset ? 380 Nous n’en sommes pas là. Nous examinerons plutôt dans sa description une des caractéristiques du récit de Ap 12 comme le centre du livre et la charnière de son organisation.
Ap. 12 est distinct par rapport aux chapitres précédents, avec l’apparition des deux signes dans le ciel. La corrélation entre vision et parole s’y déploie sous une forme particulière : d’abord, ces deux signes sont apparus dans la vision, mais ils disparaissent dans la voix, qui constitue un autre système, une séquence discursive. Le lecteur est donc invité au passage de la vision à la parole, d’un monde des signes à un monde des figures, non-signes dans la tradition de L. Hjelmslev. Il s’agit d’aborder les systèmes de signification à partir d’une dissociation du signe, d’une perte du sens. Il s’agit des deux états de la signification : celui de la manifestation et celui de l’immanence.
Ces deux signes sont la Femme (12, 1) et le Dragon (12, 3), ils se sont affrontés autour l’enfant qui va naître. Le rôle de la Femme est celui de l’enfantement et toutes les lumières sont ordonnées autour d’elle : drapée de soleil, et la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne de douze étoiles. À la différence de la Femme, le Dragon représente l’agressivité de l’anti-programme au point de vue narratif : il se tient debout, devant la Femme, afin de dévorer son enfant à naître. Si le programme de la Femme est celui de la vie, parce qu’elle va mettre au monde l’enfant, tandis que le programme du Dragon est celui de la mort, parce qu’il veut annuler sa vie.
Après l’enfantement, il y a le changement des espaces : la Femme s’enfuit du ciel au désert, où elle a là un lieu préparé d’auprès de Dieu, tandis que son enfant est enlevé vers Dieu et vers son trône. Un tel déplacement de la Femme et de son enfant peut être qualifié comme une délivrance du danger du Dragon, mais il produit le changement des statuts de la Femme et du Dragon. La Femme n’est plus un signe dans le ciel, elle devient une figure, non-signe. Quant au Dragon, il fait une guerre dans le ciel non avec cette Femme mais avec Mikaël de sorte qu’il est expulsé sur la terre. Étant ainsi expulsé du ciel, le Dragon est re-nommé : l’antique serpent, le Diable, Satan, séducteur du monde entier (12, 9).
C’est une grande voix qui y est inscrite comme un acte de l’énonciation. Il n’y a ni la Femme, ni le Dragon dans cette voix. En disant l’expulsion de l’accusateur, cette voix proclame le salut et la victoire : « Maintenant est advenu le salut et la puissance et le règne de notre Dieu et l’autorité de son Christ, car il fut jeté, l’accusateur de nos frères, celui qui les accusait devant notre Dieu, jour et nuit. Et eux-mêmes l’ont vaincu par le sang de l’Agneau et par la parole de leur témoignage, et ils n’ont pas aimé leur âme jusqu’à la mort » (12, 10-11).
Entre la vision et la parole, il y a une correspondance au niveau narratif (expulsion), mais une différence au niveau énonciatif : dans la vision, c’est le Dragon qui est expulsé, mais dans la parole, c’est l’accusateur. C’est la différence entre l’événement raconté et l’événement rapporté. La parole s’inscrit pour sa part sur un autre registre ; il ne s’agit pas du signe à voir, mais du discours à interpréter dans la transformation des séquences : le visible et l’intelligible sont liés l’un à l’autre par une perspective énonciative avec les statuts différents de ce qui est vu et de ce qui est dit et entendu. La séquence discursive introduit l’autre événement qui n’est simplement ni rajout, ni répétition de l’événement raconté. Elle participe ainsi à construire le dispositif figuratif qui vient complexifier le déploiement narratif du récit.
Il s’agit de l’enchaînement des figures à partir de deux rationalités, « rationalité pratique » qui est une rationalité narrative, linéaire, pragmatique, et « rationalité sémiologique » qui concerne la quête du sens : à partir de là, on va parler de la « rationalité figurale » à l’écart entre ces deux rationalités 381 .
De ce point de vue, la figure de la Femme est problématique. Elle apparaît dans la vision et disparaît dans le discours si bien qu’elle participe en quelque sorte à la rupture ou à la transformation dans les séquences. En effet, l’ensemble de l’Apocalypse représente quatre types de la Femme, « » en grec : Jézabel (Ap. 2), la Femme comme mère (Ap. 12), la Femme comme prostituée (Ap. 17) et la Femme comme épouse de l’Agneau (Ap. 19 et 21-22). Et à chaque type, il y a la corrélation entre la vision et la parole qui participe à la construction des dispositifs différents et à la distinction des états de signification.
Avec cette figure de la Femme, nous pourrons donc établir deux hypothèses :
1) Il s’agit d’une écriture des signes qui n’a pas pour seule fonction de décrire les signes eux-mêmes, mais qui suppose l’envoi à une finalité ou un aboutissement.
2) La corrélation entre la vision, la parole et l’écriture est liée aux figures mises en discours, aux figures en devenir : il s’agit de faire pouvoir lire.
Nous verrons comment leurs parcours descriptifs se déclenchent et se croisent dans Ap. 12 et dans l’ensemble du livre.
Nous en avons parlé dans notre première partie : d’après Eugenio Corsini, Ap. 12-15 forment ensemble une unité qui contient un tel élément répétitif en structure : les deux signes apparus dans le ciel et le signe des anges tenant les 7 coupes ; Ap. 12 fonctionne comme une partie du prélude au septénaire des coupes. Tandis que Aune propose de délimiter cette unité en 11, 19 – 14, 20 : Ap. 12 est introduit par 11, 19 et conclu par 12, 18, et une telle section est étendue jusqu’à 14, 20 ; c’est à partir de la vision eschatologique que se forme une unité narrative, 11, 19 – 14, 20.
Louis PANIER, « L’Écriture et la Vision dans l’Apocalypse 1 », communication citée plus haut. Qu’on nous permette aussi de citer l’article « sémiotique » par Jean DELORME, Dictionnaire de la Bible - Supplément, col. 318-319 : « Un premier niveau de signification, celui d’un récit qui souvent présente déjà un dérangement des représentations courantes du monde ou de la société, vise un second niveau, mais décalé, sans correspondances ponctuelles entre les deux. L’explication ou l’interprétation de la parabole (p. ex. en Marc 4, 14-20, mais aussi en bien des commentaires) cherche inévitablement à en établir (par une démarche qui se rapproche de l’allégorie). C’est une façon de la rationaliser en construisant l’équivalent d’un code entre les deux plans. On n’y réussit jamais (même quand c’est Jésus qui, dans le texte, le fait), si bien que la parabole garde toujours, en sa figurativité quelque chose d’irréductible. Aucune explication ou application ne la sature. La quête du sens se trouve ainsi relancée et empêche de le fixer en des formules illusoirement claires comme on en cherche par exemple pour “ le royaume des cieux ” en Matthieu 13, ou le couple " justes/pécheurs ” en Luc 15. »