Le récit fait apparaître les acteurs comme signes. D’où tellement d’essais d’explication 383 . Mais comme nous l’avons souligné, les signes sont à déchiffrer 384 : le récit est composé de tels signes par lesquels nous devons passer.
Que signifie apparaître les signes dans le ciel? Apparaître, c’est l’essence originaire de toute révélation 385 : il s’agit de la question du sensible, c’est-à-dire, de signifier pour montrer quelque chose. Les signes apparus dans le ciel sont d’abord les signes visibles. Pour P. Prigent, la localisation au ciel marque sa place dans le plan du Dieu 386 . Tandis que F. Martin propose de le regarder dans son double statut : statut céleste et statut terrestre, statut accompli et statut inaccompli, statut réglé et statut problématique : dans le ciel le problème est résolu, tandis que sur la terre il est reporté 387 .
Du point de vue sémiotique, la figure du ciel signifie autre chose que la simple figuration spatiale 388 . Il y aura sans doute la fonction d’envoi d’une telle description. De même, s’agissant de la temporalité, l’apparition des signes n’est pas d’ordre chronologique. Le texte dit « un signe, grand, apparut () » à l’aoriste premier passif. Par opposition au temps linéaire (présent et imparfait), l’aoriste marque un événement ponctuel, sans idée de durée ni de continuité ni de répétition, ni même, le plus souvent, de temps. Autrement dit, l’apparition des signes se fait en dehors du temps et dans l’espace.
Le signe premier est celui d’une Femme ou d’une Épouse : « » 389 . Il est tout d’abord grand, apparaît dans le ciel, une Femme toute lumineuse : son corps est drapé de soleil et de lune, et les douze étoiles nouent une couronne sur sa tête 390 . Sa grandeur est soulignée aussi que le statut de la Femme. La figure de la Femme ainsi construite est cosmique et lumineuse. Elle représente en elle-même le contraste : la totalité et l’articulation intérieure. Toute lumineuse dans sa position cosmique, elle est une structure qui dépasse l’ordre spatial et temporel, mais paradoxalement elle met en relation avec l’espace.
Or elle est enceinte et elle crie dans les douleurs et les peines de l’accouchement 391 . On pourrait dire très spontanément que ses douleurs résultent de l’enfantement 392 . Mais le problème est délicat : la Femme du texte n’est jamais appelée autrement, elle n’est qu’une figure de la Femme dans les douleurs de l’enfantement. Dans cette figure, on peut trouver de toute façon les isotopies /maternité/ et /humanité/. Il est sûr qu’il s’agit de la vie. Dans le programme d’enfantement, elle a un pouvoir d’enfanter : elle est au moment proche de la performance.
C’est précisément contre ce programme de la Femme qu’apparaît et agit un autre signe. C’est l’enfant à naître qui met en opposition les deux signes et une contradiction dans le premier signe : /totalité/ (plénitude cosmique) vs /douleur/ (faiblesse humaine). Il s’agit d’une totalité altérée, inachevée, parce qu’elle est pleine mais faible. Autrement dit, elle porte en elle-même un manque.
Il y a deux explications majeures en exégèse qui ne correspondent pas peut-être en sémiotique : cela signifie l’accomplissement de la prophétie mais à la place de la vierge c’est le personnage de la Femme, d’une part ; la fin des temps et le jugement dernier, d’autre part. Voir Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean … p.290.
Nous constatons la même perspective chez Paul Beauchamp : « les choses ne sont pas données à identifier avec un constat de réalisation». Voir Paul BEAUCHAMP, Parler d’Ecritures saintes… p.110 ; Voir également L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures… p.147-152.
Michel HENRY, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, 2000, p.135.
Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean … p.291-293.
François MARTIN, op. cit., p.193-196. D’après l’auteur, ce qui est vu dans le ciel, c’est ce qui est dans le principe de l’aventure humaine, c’est-à-dire, dans le temps zéro.
Cf. Denis BERTRAND, « Espace figuratif et langage spatial », Actes sémiotiques – La figurativité, II, VI, n°26, Juin 1983, p.41.
À partir du titre mystérieux et symbolique de la Femme, on peut y voir la référence au texte johannique. Voir Jean 2, 4 ; 19, 26. D’autre part, Jean 21-22 pour l’épouse.
Une telle apparence appelle d’abord les références à l’Ancien Testament : « Qui est celle-ci qui surgit comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme des bataillons ? » (Ct 6, 10) ; « Alors Adonaï vous donnera lui-même un signe : voici que la jeune femme va être enceinte et va enfanter un fils : elle lui donnera pour nom Emmanuel. » (Is 7, 14) ; « Tu n’auras plus le soleil comme lumière, le jour, la clarté de la lune ne t’illuminera plus : Yhwh sera pour toi une lumière éternelle, et ton Dieu sera ta splendeur. Ton soleil ne se couchera plus, et ta lune ne disparaitra plus, car Yhwh sera pour toi une lumière éternelle, et les jours de ton deuil seront accomplis. » (Is 60, 19-20) ; « Une femme enfantera un mâle » (Jr 31,22). On en dirait ici d’un symbolisme des nombres : « douze» est le chiffre du pluriel rassemblé dans l’unité, c’est-à-dire les tribus d’Israël, les apôtres de l’Agneau, les 144.000, etc. Cf . Ap 21,12-14.
La figure de l’enfantement dans la douleur fait référence aux textes d’Isaïe : « Nous avons été devant toi, Yhwh, comme une Femme enceinte, près d’enfanter, qui se tord et crie dans les douleurs ...» (Is 26, 17) ; « Un pays est-il mis au monde en un seul jour, une nation est-elle enfantée en une seule fois pour qu’à peine en travail, Sion ait enfanté ses fils ? » (Is 66, 7-8). D’où l’interprétation mariologique (de la mère) ou l’interprétation ecclésiologique (du peuple de Dieu). Voir Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de Saint Jean… p.293-294 ; Jean-Pierre PRÉVOST, Pour lire L’APOCALYPSE, Paris, Cerf, 1991, p.133-134.
Les douleurs d’enfantement sont souvent interprétées comme une métaphore traditionnelle pour désigner les souffrances des temps difficiles.