2.1.3. Une guerre céleste (v.7-9)

Le Dragon jeté du ciel vers la terre

‘v.7-9 : Et il advint une guerre dans le ciel, celle que Mikaël et ses anges eurent à guerroyer avec Dragon, et le Dragon guerroya, ses anges aussi, et il ne fut pas de force, et un lieu, le leur, ne fut plus trouvé dans le ciel. Et il fut jeté le Dragon, le grand, le serpent, l’antique, celui appelé Diable et le Satan, celui qui égare la terre-habitée entière, il fut jeté vers la terre, et ses anges avec lui furent jetés.’

À partir du verset 7, la scène se déroule dans le ciel. Le Dragon y fait une guerre avec Mikaël 405 , qui est un nouvel acteur contre le Dragon dans le ciel. Mikaël et le Dragon sont tous les deux les chefs des forces angéliques : ils ont leur armée de chaque côté.

Dans la Bible, l’ange est souvent convoqué comme le messager de Dieu 406 . Dans l’Apocalypse, l’ange est inscrit dans le projet de la révélation : « il signifia en envoyant comme intermédiaire son ange à Jean son serviteur » (1, 1). Ainsi, l’ange de l’Apocalypse est l’intermédiaire envoyé à l’homme pour que Jésus-Christ (et Dieu) lui signifie quelque chose de révélation. C’est lui qui est convoqué à presque chaque scène de la révélation : par exemple, les anges des Églises, les voix d’anges, quatre anges debout aux quatre coins de la terre, les anges qui sonnent les trompettes, etc. Les anges de Ap. 12 sont guerriers, soit du côté de Mikaël, soit du côté du Dragon. Mikaël et son armée sont à la guerre ainsi que le Dragon et son armée. Ils sont tous à la guerre céleste. Autrement dit, cette guerre est ce qui est signifié par ces anges : la guerre signifie quelque chose.

C’est le Dragon qui commence à faire la guerre, mais il n’est pas capable de gagner parce qu’il n’a plus de force. Le résultat de la guerre : on ne trouve plus de place pour le Dragon et son armée dans le ciel. Pour le Dragon, le ciel est un lieu de défaite, il n’est pas son lieu ; la terre est en revanche un lieu d’expulsion, elle sera son lieu. L’opération de la chute du Dragon et de son armée organise ainsi une opposition des espaces : ciel vs terre.

Si le ciel est un lieu d’origine où la Femme est le Dragon étaient les deux signes, après avoir quitté ce lieu, le parcours de la Femme et celui du Dragon sont bien distincts. Il y a un lieu préparé pour la Femme au désert, mais il n’y a aucun lieu préparé pour le Dragon ; la protection de Dieu pour la Femme, aucun privilège pour le Dragon.

Le Dragon est finalement jeté sur la terre. Mais ce n’est pas lui seul qui est mentionné comme jeté dans l’énonciation. À ce niveau de l’évaluation de la guerre, les nouveaux titres sont donnés au Dragon : il est re-nommé ; le 3e pronom personnel « il » porte à la fois non seulement le Dragon, mais aussi l’antique, grand serpent, Diable, Satan, celui qui égare la terre-habitée entière. Tous ces titres sont rassemblés pour re-nommer le Dragon, mais ils ne sont pas identifiables l’un à l’autre. C’est une rupture d’énonciation qui prend charge de la re-nomination du Dragon. Lui, « il » est jeté vers la terre, et ses anges avec lui sont jetés. On passe ainsi du monde de signes à celui de non-signes.

Le Dragon est re-nommé dans le texte aussitôt après son expulsion. Il y a là une règle : l’expulsion fonctionne comme et pour un dévoilement de l’acteur du récit en produisant ainsi une isotopie particulière. Plus simplement, c’est l’effet de la sanction qui permet d’identifier l’anti-sujet de manière véridique 407 .

D’autre part, il y a une autre remarque. Le Dragon jeté est justement « celui qui égare la terre-habitée entière ». C’est comme le démon qui est envoyé dans les cochons (Mc 5, 11-17 ; Lc 8, 32-33) : il est envoyé dans son lieu. Dans ce point de vue, on peut dire que l’expulsion du Dragon se fait comme une remise en ordre.

Il nous convient ici de voir la fonction de celui qui est jeté à partir de ses nouveaux titres dans l’énonciation :

- l’antique serpent : Le Dragon est ce serpent-là qui est toujours en relation avec la Femme dans le récit de la Création 408 . Le récit de l’Apocalypse réinstalle ainsi le récit de la Genèse, mais il développe différemment la même structure. Si le serpent de la Genèse a réussi à tromper la Femme de sorte qu’il a été maudit par Dieu, celui de l’Apocalypse n’a pas réussi à dévorer l’enfant et n’a pas gagné à la guerre avec Mikaël dans le ciel de sorte qu’il est chassé du ciel. C’est enfin dans la sanction du serpent de la Génèse que l’on pose l’hostilité entre le serpent et la descendance de la femme que nous allons voir plus tard.

- Diable : c’est « » en grec, c’est-à-dire il est diviseur, accusateur. Il est en quelque sorte du même genre que le serpent qui trompe l’humain. Mais aussi il renvoie à celui qui a tenté Jésus dans le désert et qui n’en a pas réussi (Cf. Mc 1, 12-13 : « Satan » ; Mt 4, 1-11 ; Lc 4, 1-13).

- Satan : c’est «  » en grec, il est l’adversaire qui ne cesse de pousser à sortir du chemin tracé par Dieu. Il est désigné aussi comme celui qui égare la terre habitée entière : il est le séducteur, l’égarant («  ») en grec.

Ainsi dévoilé, l’adversaire est jeté sur la terre, tandis que le vainqueur est glorifié. C’est une structure classique de la narrativité. Mais, malgré sa défaite dans le ciel, la menace du Dragon continue et ne disparaît jamais. Elle est reportée sur la terre. Par rapport au ciel assuré comme lieu de victoire, la terre se présente comme lieu de l’épreuve. Nous retrouverons cette déroute après Babylone (Ap. 17-18) et la Bête (Ap. 19), l’assistance à la défaite de l’ultime adversaire, le Dragon-Satan.

Notes
405.

Mikaël en grec et Michel en hébreu, cela veut dire « qui est comme Dieu ? » : au sens littéral, il est capable comme Dieu.

406.

Depuis le livre de Daniel, l’ange est connu comme l’ange gardien d’Israël et celui qui connaît ce qui est inscrit dans le livre de vérité : « il n’y a personne pour me fortifier contre ceux-là sinon Mikaël, votre chef, qui se tient auprès de moi pour me fortifier et me soutenir. Mais je vais t’indiquer ce qui est écrit au livre de vérité. » (Dn 10,21) Concernant les anges dans l’AT, la protection angélique dont Israël a effectivement joui au cours de l’Exode. Cf. Ex.23,20 ; 14,19 ; 23,23 ; 32,34 ; 33,2.

407.

On trouve des esprits impurs de ce genre dans le Nouveau Testament : par exemple celui du possédé gérasénien, quand il est dévoilé comme « Légion », il est expulsé de l’homme (Mc 5, 1-17 ; Lc 8, 26-39). Il s’agit à la fois d’un principe de dévoilement (l’esprit impur est nommé) et d’une délivrance (les démons sortent de l’homme). De même dans la perspective théologique, en démasquant Satan et les esprits mauvais, en mettant à nu leurs ruses et leurs faiblesses, Jésus-Christ révèle son pouvoir sur eux. Dans la puissance de l’Esprit, il expulse les démons, qui ne peuvent résister à sa sainteté (Mt 12, 28 ; Mc 1, 23-27 ; 9, 29 ; Lc 4, 41). À ses disciples, il donne même pouvoir de l’expulsion des esprits mauvais (Mc 6,7 ; 16,17).

408.

Dans le récit de Création en Genèse 3, 1-7, « serpent le plus rusé de tous les animaux, malin » comme séducteur, menteur, il parle à la Femme pour tromper. Ce serpent fait partie des animaux que le récit a déjà introduits dans leurs rapports à l’humain ; mais c’est un animal superlatif : « le plus rusé de tous les animaux ». Il porte à l’extrême une caractéristique animale. La tradition préfère de qualifier ce récit de Genèse de « texte de base » de la doctrine du péché originel : c’est un péché, une faute originelle. Deux acteurs sont concernés par cet événement : « Adam » et « tous ». C’est donc par rapport à cette faute initiale que tout homme trouve sa place de sujet. D’après Thomas d’Aquin, le péché originel est un fruit de l’orgueil et il est en l’homme sous le mode de la désobéissance par rapport au commandement : « La désobéissance fut donc lui produit par la superbe ». Mais pour autant, on ne peut affirmer que la doctrine du péché originel soit « le sens » de ce texte, un sens que la tradition n’aurait eu qu’à dégager et à expliciter. La doctrine du péché originel, telle que nous la connaissons, est plutôt un produit de la lecture de ce récit. Il n’est pas sûr que l’interdit soit assorti d’une menace de châtiment . La loi introduite ici pour l’homme édicte des conditions de vie plus qu’elle ne menace de mort le transgresseur de la loi. La mort advient, non comme châtiment, mais parce que, pour un homme, connaître le bien et le malcomme on mange est mortel. À la fin du récit, il y aura une redisposition de la vie mortelle pour des humains connaissant le bien et le mal sous le mode « alimentaire ». L’arbre de la vie est rendu inaccessible. La vie n’est pas pour un humain un bien appropriable (un objet-valeur). Ce serpent est pourtant doué d’une science et d’une habileté qui dépassent celles de l’homme. A ce serpent, la Sagesse donne son vrai nom : c’est le diable (Sg 2, 24). Voir Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Cerf, 1999.