B. L’enchaînement des figures

L’analyse du récit de Ap. 12 nous montre comment s’articulent la vision et la parole, voir et entendre, sensible et intelligible dans l’écriture. L’organisation d’ensemble se déploie ainsi dans les rapports entre vision et discours, signification et énonciation. Cela pose quelques questions pour la lecture et l’interprétation du texte. 

Nous avons vu non seulement l’articulation, mais aussi l’écart entre deux grands signes à voir (événement raconté) et une grande voix à entendre (événement rapporté). Il y a une correspondance au plan figuratif dans le dispositif narratif (l’expulsion du Dragon), mais il y a une autre instance d’énonciation dans le dispositif discursif (la proclamation de la victoire dans la voix). Avec le discours, on passe alors du monde des signes au monde des non-signes. La figure de la voix s’inscrit pour sa part sur un autre registre ; il ne s’agit pas d’une simple reprise ou d’un ajout de la vision, il s’agit de l’émergence de l’énonciation et de son suejt.

Le récit de Ap. 12 nous permet ainsi de voir que les figures mises en discours fonctionnent pour l’émergence d’un sujet dans un acte énonciatif, non pas pour qu’elles soient aussitôt sémantisées. Il demande l’interprétation. La voix venant du ciel dessine une perspective énonciative, qui reprend le plan figuratif du texte, mais à distance de sa dimension initiale. Prises comme signifiants, les figures attestent une instance d’énonciation qui n’est pas représentable dans les signes du texte.

On passe ainsi d’une vision à la parole dans laquelle le sujet parlant surgit : le texte développe les conditions d’organisation d’un dispositif énonciatif entendu non pas sous le mode de la communication, mais du côté des conditions d’émergence de la parole. C’est le suspens discursif entre figure et valeur, un écart qui appelle un acte spécifique d’interprétation.

Nous retrouvons ici une des grammaires de la sémiotique : la nécessité de la séparation entre manifestation et immanence. La manifestation textuelle développe un univers de signes liant signifiant et signifié, tandis que la signification immanente sépare l’expression et le contenu de sorte qu’elle n’en représente pas : l’état « figural 425  ».

Mise en forme des opérations de construction du texte comme un tout de signification, la lecture sémiotique assure le passage du niveau de la manifestation à celui des structures de l’immanence, compte tenu du type de corrélation installé entre la forme de l’expression et celle du contenu 426 . Qu’on nous permette de citer A.-J. Greimas :

‘Tout paraître est imparfait : il cache l’être, c’est à partir de lui que se construisent un vouloir-être et un devoir-être, ce qui est déjà une déviation du sens. Seul le paraître en tant que peut être – ou peut-être – est à peine vivable. Ceci dit, il constitue tout de même notre condition d’homme 427 . ’

Tout PARAÎTRE n’est pas parfait : il cache l’ÊTRE. C’est donc seul le paraître que nous avons sous les yeux. À partir de ce paraître, notre lecture devient inévitablement et obligatoirement une quête de l’autre, peut-être celle de l’Autre, qui est caché derrière le phénomène. Il s’agit du paradigme de l’énonciation plus que du paradigme phénoménologique. Du point de vue sémiotique, il s’agit de traiter des « grandeurs figuratives 428  » où la mise en discours est corrélative d’émergence d’une instance d’énonciation.

C’est l’enchaînement des figures à partir de deux rationalités, « rationalité pratique » qui est une rationalité pragmatique, et « rationalité sémiologique » qui concerne la quête du sens. Ces deux rationalités proposent une description de Ap. 12, indépendante des états du sujet énonçant, des états du monde. Elles enchaînent énoncé et énonciation en même temps qu’ils composent les figures du monde naturel. La visée de la rationalité sémiologique est réflexive : elle renvoie aux conditions d’émergence de la signification discursive et de leur propre énonciation.

On va parler alors de la « rationalité figurale » à l’écart entre ces deux rationalités. On passe ainsi du figuratif au figural qui est un statut proprement discursif des grandeurs figuratives. Le dispositif figuratif est repris comme système figural, il pose alors les structures du sujet de l’énonciation 429 . C’est parce qu’il est un dispositif figural, il parle non seulement d’un monde possible de la représentation des structures langagières, mais aussi d’un sujet dont ces figures en discours déploient des types divers que nous allons développer dans le chapitre suivant.

Notes
425.

Jacques GENINASCA, « L’identité intra- et extratextuelle des grandeurs figuratives », J.-G. RUPRECHT, H. PARRET : Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d’hommages pour A.-J. Greimas, BENJAMIN, 1985, p.203-214. Voir également l’article «figure», A.-J. GREIMAS, J. COURTÉS, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, vol.2, Hachette, 1986, p.92.

426.

Voir Jacques GENINASCA, « Sémiotique », Méthodes du texte. Introduction aux études littéraires, (dir. Maurice DELCROIX et Fernard HALLYN), Paris, Duculot, 1987, p.48-49.

427.

A.-J. GREIMAS, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

428.

Les « grandeurs figuratives » sont définis comme des unités du contenu qui correspondent aux figures de l’expression du monde naturel. Voir A.-J. GREIMAS, J. COURTÉS, « figure », Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, vol.2, Hachette 1986, p.92.

429.

Louis PANIER, « le statut discursif des figures et l’énonciation », Sémiotique et Bible, n°70, juin 1993, p.16-17.