2.3.1. Le jugement sur la Prostituée

C’est la parole de l’ange, celui qui est sorti du Sanctuaire de la Tente du Témoignage, dans le ciel (15, 1.6.7). Cette parole de l’ange annonce une vision du jugement de la Prostituée 433  :

‘17, 1-2 : Et l’un des sept anges qui tenaient les sept coupes s’avança et me parla en ces termes : Viens, je te montrerai le jugement de la grande Prostituée qui réside sur les grandes eaux. Avec elle les rois de la terre se sont prostitués avec elle, les habitants de la terre se sont enivrés de sa prostitution ». ’

Ce jugement est en fait déjà annoncé comme la chute de Babylone (14, 8 ; 16, 19) et se développe longuement dans Ap. 18. La Prostituée est grande et réside sur les grandes eaux, et, à cause d’elle, la prostitution parvient sur la terre. Cela suppose un certain rapport entre les eaux et la terre.

Cette parole introductive d’une séquence discursive fonctionne comme l’ouverture d’une séquence narrative, parce qu’elle est suivie d’une vision dans laquelle Jean voit une Femme dont nous parlerons bientôt. Ce sont deux systèmes différents mais articulés. Si la parole est de l’ordre de l’intelligible, la vision est de l’ordre du sensible. Dans Ap. 17, on passe d’abord de l’intelligible au sensible, et puis du sensible à l’intelligible. Il y a sans doute des questions discursives comme nous l’avons vu dans le récit de Ap. 12. Mais il y a quelque chose qui ne relève pas simplement du problème de la perception.

Le jugement sur la grande Prostituée renvoie d’abord au jugement de Jézabel de Ap. 2 (dans l’écriture), mais aussi à l’expulsion du grand Dragon, de l’antique serpent (dans la vision) et de l’accusateur (dans le discours) de Ap. 12 : si Jézabel est fausse prophétesse qui égare « mes serviteurs », l’antique serpent est celui qui égare « la terre-habitée entière » et l’accusateur est celui qui prend la parole non véridique pour accuser « nos frères » devant « notre Dieu » (12, 10). Ils sont ceux qui empêchent tout ce qui concerne le projet de Dieu et sa relation avec l’humanité 434 . De sorte qu’ils sont soit jugés, soit jetés à cause de telles entreprises de tromperie.

Au plan narratif, le texte fait le lien entre les parcours figuratifs de la prostitution et du mensonge (tromperie ou fausse prophétie), de l’accusation et des relations humaines (homme-femme) où la prostitution indique la différence avec la génération humaine. Ce sont des parcours indissociables. D’abord, la figure de la prostitution, celle de l’accusation et celle du mensonge sont coréférentielles, mais elles ont des isotopies différentes. C’est l’extension ou le développement des dimensions :

1) La fausse prophétie de Jézabel de Ap. 2 égare les serviteurs du Fils de Dieu. Celui-ci reproche l’Église de Thyatire en disant « j’ai contre toi, tu tolères Jézabel, cette Femme qui se dit prophétesse et qui égare mes serviteurs » (2, 20). Il y a donc une distance entre « tu (l’Eglise) » et « mes serviteurs » et une relation singulière et exclusive de Dieu avec l’humanité. Au plan figuratif, il y a l’articulation de la prostitution d’une part et de l’idolâtrie d’autre part. Voici le schéma suivant :

2) Selon la voix de Ap. 12, l’accusation est celle devant « notre Dieu » contre « nos frères » ; l’accusateur est jeté, « nos frères » ont vaincu grâce au sang de l’Agneau et à la parole de leur témoignage (12, 11). Au plan figuratif, l’accusateur est expulsé, ceux qui abandonnent l’amour de soi-même ont vaincu. Ce transfert de l’expulsion à la victoire, est une opération métaphorique : la victoire signifie l’expiration de la parole non véridique. Il s’agit non seulement de « nos frères », mais du « nous » y compris le lecteur énonciataire. Le mensonge empêche la relation universelle entre « nous » et « frère » autour du même Dieu. Voici le schéma :

3) Selon la voix de Ap. 17, la prostitution concerne les grandes eaux sur lesquelles la Prostituée est assise, mais aussi la terre, plus précisément « les rois de la terre » et « les habitants de la terre ». En ce qui concerne la relation collective avec la Prostituée, il n’y a pas de distinction entre les eaux et la terre. Ils sont plutôt en état de confusion. Au plan discursif, il y a le jeu du débrayage (non-je, non-ici, non-maintenant) par rapport à l’embrayage (je, ici, maintenant) dans le premier schéma. Les rois et les habitants de la terre sont un collectif, mais ils ne sont pas dans la catégorie du « nous ». Nous établissons ainsi le schéma comme suivant :

La prostitution indique alors des relations particulières (homme-femme) 435 . Ceux-là se sont enivrés du vin de la prostitution, c’est-à-dire, ils sont en relation charnelle jusqu’à la confusion totale, qui s’oppose à la fidélité et au discernement demandés à l’Église (ou aux Églises) en Ap. 2. Ils sont un collectif parmi les générations humaines, mais ils ne font pas partie des « autres de la semence de la Femme, ceux qui observent les commandements de Dieu et gardent le témoignage de Jésus » (12, 17), c’est-à-dire ceux qui résident dans ce qui se réfère à la fidélité et au croire. Cela nous permet de supposer que la Prostituée signifie l’idole et que le rapport avec elle est l’idolâtrie, une relation charnelle. Il s’agit d’un axe qui mériterait d’être bien souligné :

- Relation charnelle (idolâtrie) vs Relation spirituelle (croire)

Du point de vue où « les rois de la terre » et « les habitants de la terre » sont liés à la prostitution, la fonction de la Prostituée ressemble à celle de l’antique serpent qui vise « la terre-habitée entière » (12, 9). Il s’agit d’histoires de tromperie sur la terre. Nous nous rappelons ici que la terre est définie comme lieu de malheur à cause du Diable qui y est descendu (12, 12). En conséquence, la Prostituée, l’antique serpent et le Diable ont la même fonction sur la terre : la tromperie. On pourrait dire que la confusion entre la vérité et la tromperie appelle le malheur.

Dans cette perspective, le jugement n’est pas le jugement en général, mais un dévoilement de la fonction de la Prostituée et des effets de sa prostitution. Comme Jézabel et l’accusateur sont jetés, la Prostituée sera aussi jetée finalement à cause de sa prostitution, l’entreprise de tromperie. Le jugement de la grande Prostituée ne serait pas autre chose que le dévoilement de la situation de chaos, de confusion.

Notes
433.

Les commentateurs classiques l’interprètent comme une domination sur les peuples dans l’Ancien Testament : par exemple, Ninive (Na. 3, 4), Tyr (Is. 23, 15-17), Jérusalem (Is. 1, 21 ; Jr. 13, 27 ; Ez. 16,15), Jérusalem et Samarie (Ez. 23, 2s).

434.

Il y a le rappel à la prophétie ancienne envers le peuple israélite qui a été trempé dans l’idolâtrie. La figure de la prostituée évoque de nombreux textes prophétiques de l’Ancien Testament : Israël (Os. 5, 3), des cités comme Jérusalem (Is. 1, 21 ; Ez. 16, 15  ; 23, 1). Les commentateurs disent qu’elle est une expression de l’infidélité au seul vrai Dieu. De nos jours, il peût être aussi renvoyé à de multiples questions contemporaines : l’argent, le conflit politique, la guerre, le meurtre, l’avortement, etc.

435.

François MARTIN souligne cette relation comme « l’accouplement » qui renvoie plutôt à une fonction de désengendrement. Voir François MARTIN, op. cit., p.233.