2.3.2. Le couple Femme et Bête

La parole introductive d’une séquence discursive est suivie aussitôt de la vision d’une séquence narrative :

‘17, 3-6 : Alors il me transporta en esprit au désert. Et je vis une Femme assise sur une Bête écarlate, couverte de noms blasphématoires, et qui avait sept têtes et dix cornes. La Femme, vêtue de pourpre et d’écarlate, étincelait d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d’or pleine d’abominations : les souillures de sa prostitution. Sur son front, un nom était écrit, mystérieux : Babylone la grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre.Et je vis la Femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. Et, en la voyant, je m’étonnai d’un grand étonnement.’

Jean est déplacé au désert, mais « en esprit ». Ce visionnaire écrivain est emporté au désert où il voit la Femme qui est assise sur la Bête. Cette séquence de la vision révèle le contraste avec 21, 10 : la vision de la nouvelle Jérusalem est précédée aussi d’un transport extatique du visionnaire, mais cette fois-ci sur la montagne. La vision s’inscrit ainsi dans un autre registre dans le récit de Ap. 17.

Si la séquence discursive rapporte « le jugement de la grande Prostituée qui est assise sur les grandes eaux (          ) », la séquence de la vision montre « la Femme qui est assise sur la Bête (   ) ». Elles ne sont pas forcément identifiables l’une à l’autre. Il y a des correspondances, mais aussi des différences : elles sont assises toutes les deux, mais l’une sur les grandes eaux et l’autre sur la Bête.

Cette Femme vue au désert n’est pas non plus la même Femme que celle de Ap. 12 qui s’enfuit au désert. Elles sont totalement différentes : tandis que l’une est revêtue des astres célestes, l’autre est revêtu des matières des richesses terrestres ; tandis que l’une demeure sous la protection de Dieu, l’autre est associée à la Bête ; tandis que l’une a une fonction d’engendrement, l’autre a une fonction de désengendrement (abominations et impuretés).

Il n’est pas sans intérêt de noter que le désert de Ap. 12 et le désert de Ap.17 ne sont pas les mêmes. Tandis que la Femme de Ap. 12 s’enfuit « dans le désert (  ) » qui est son lieu propre, la Femme de Ap. 17 est vue par le visionnaire « dans un désert ( ) » qui n’est pas son lieu habituel, parce que celle-ci réside ailleurs : elle est assise sur la Bête ( : 2 sg. signifie « être assis », « se trouver »). Il y a simplement une Femme qui s’enfuit dans le désert et une autre Femme qui est vue dans un désert.

Que veut dire le lien entre la Femme et la Bête à laquelle elle est intimement associée ? 436 La figure de la Bête, sur laquelle la Femme est assise, est « écarlate, pleine de noms blasphématoires, ayant sept têtes et dix cornes ». Cette figure de la Bête renvoie à celles du Dragon (Ap. 12) et de la première Bête qui est montée de la mer (Ap. 13) : elles agissent contre Dieu et font la guerre, soit aux anges et aux générations humains, soit aux saints. La Femme de Ap. 17 est indissociable de cette Bête-là, un tel pouvoir destructif et blasphématoire jusqu’à ce qu’elle se confonde avec la Bête.

En effet, la Bête apparaît avec tous les traits négatifs autant que le Dragon : ils sont de l’abîme (17, 8 ; 20, 3), mais leurs développements s’inscrivent dans la sphère humaine, terrestre. Le couple du Dragon et de la Bête va se substituer à celui de Dieu et de l’Agneau. Il y aura aussi deux collectivités humaines incompatibles l’une avec l’autre : celle de l’Agneau vs celle de la Bête 437 .

Regardons encore l’apparence de la Femme qui représente la richesse matérielle terrestre : elle est revêtue de pourpre et d’écarlate, et toute recouverte d’or, de pierres précieuses et de perles. D’ailleurs, la figure de son corps porte la valeur négative : une coupe d’or pleine d’abominations dans sa main, un nom écrit, mystérieux comme « Babylone », la grande cité, la mère des prostituées et des abominations de la terre (17, 4-5).

Son nom manifeste quelques indices : 1) il est comparé avec le sceau de Dieu qui est marqué sur les fronts des serviteurs de Dieu (7, 3 ; 9, 4) et avec le nom « le Verbe de Dieu », celui qui est revêtu d’un manteau trempé dans le sang (19, 13) ; 2) son statut actantiel relie les deux figures : la Femme dans la vision et la grande cité, Babylone dans l’écriture ; 3) tandis que Jézabel est liée à Satan en profondeur, la Femme est liée à Babylone sous son nom mystérieux 438 .

Associée à la Bête, la Femme de Ap. 17 n’est pas la demeure de Dieu, par opposition à la Femme de Ap. 12 qui l’est. Au contraire, elle est une demeure de démons : « Elle est tombée, elle est tombée, la grande Babylone, et elle est devenue une demeure de démons » (18, 2). Tout comme la terre et la mer sont maudites à cause du Dragon (12, 12), la Femme de Ap. 17 devient elle aussi un lieu de malédiction : « Malheur! Malheur! La grande cité, Babylone la cité puissante! » (18, 10). Il s’agit de l’idolâtrie ou de la tromperie que représente le couple Femme-Bête. Si la Prostituée a pour fonction de désengendrer, ce couple Femme-Bête n’engendre aucune vie, mais il la détruit ou la massacre. La figure mortifère de ce couple s’opposera à celle du couple Épouse-Agneau dont nous allons parler plus tard.

Il nous faut noter que le première « étonnement » est mentionné à la vue de tout cela en 17, 6, et il sera encore repris dans les séquences suivantes.

Notes
436.

Les commentateurs classiques considèrent que la Prostituée symbolise la grande cité impériale romaine et que la Bête représente un empereur romain, la figure de Néron. Sa position « assise sur la bête » est un rappel à l’Orient ancien où les déesses et les dieux sont assis(es) ou debout sur leur animal. Voir Pierre PRIGENT, op. cit., p.369-373.

437.

Selon l’analyse de l’Apocalypse faite dans le Groupe du CADIR au cours de l’année 1975, il y a deux systèmes opposés de véridiction et des opérateurs d’assertion ou d’annulation. C’est sur la base de cette hypothèse qu’ils ont proposé la répartition symétrique des acteurs principaux. Voir Jean CALLOUD, Jean DELORME et Jean-Pierre DUPLANTIER, Apocalypses et Théologie de l’Espérance, Paris, Cerf, 1997, p. 351-366 :

DIEU + Michel + les Anges DRAGON + ses Anges

AGNEAU PREMIÈRE BÊTE

(livre scellé. Manifestation du Vrai...) (Déferlement du Mensonge)

TÉMOINS. PROPHÈTES DEUXIÈME BÊTE. FAUX-PROPHÈTE

(Petit livre ouvert. Connaissance intérieure...) (Prodiges. Téchniques... spectacle)

CITÉ DES 144000 CITÉ COMMERCIALE

(marque. Martyrs en attente. Livre de vie...) (marque : chiffre. Passeport de la cité. Marchands)

FEMME FEMME

ENFANT IMAGE DE LA BÊTE

CITÉ CÉLESTE LES EAUX vues là où réside la Prostituée

(ce sont des peuples, des foules, des nations…)

438.

Dans la perspective traditionnelle, le « nom mystérieux » concerne un surnom, commun dans les écrits apocalyptiques juifs et chrétiens pour désigner Rome.