À partir de ces relations différentes, se pose la question des conditions d’entrer dans la cité sainte, monde nouveau où il n’y aura plus d’opposition entre le ciel et la terre. La porte est toujours ouverte grâce à la luminosité, mais il y a une limite ou une condition pour y entrer:
‘21, 26-27 : On y apportera la gloire et l’honneur des nations. Il n’y entrera nulle souillure, ni personne qui pratique abomination et mensonge, mais ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau. ’Seules la pureté, les œuvres justes, la vérité et les « âmes » ont le droit d’y entrer. Il y a donc ceux qui peuvent entrer et ceux qui ne peuvent pas entrer. C’est le même principe que la distinction entre le ciel et la terre, les invités et les non invités. Si l’on se rappelle certains récits évangéliques comme « paraboliques » dans la mesure où ils comportent des séquences soit exemplaires, soit argumentaires, nous pouvons appeler ce type du principe de distinction comme « effet parabolique 446 ». C’est parce que les paraboles évangéliques font toujours une différenciation : les disciples et la foule, expliquer et non expliquer, ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Il s’agit tout d’entendre.
Quant à l’Apocalypse, la révélation est adaptée aux « serviteurs » (1, 1). Il s’agit aussi du problème d’entendre. Déjà dans les sept lettres adressées aux Églises, se pose cette invitation à entendre : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises » (2, 7.11.17.29 ; 3, 6.13.22). C’est une communication qui comporte des visions, des paroles et des écritures, et qui suppose un destinateur et un récepteur. Le destinateur est Dieu/Jésus, mais il y a deux types de récepteurs : ceux qui sont dans la relation filiale et (ou) nuptiale avec Dieu, et ceux qui sont dans l’idolâtrie.
L’Apocalypse est l’écriture de la vision et de la parole qui dévoile de telles relations différentes à partir de figures différentes, le ciel et la terre, les invités et les non invités, ceux qui peuvent entrer et ceux qui ne peuvent pas entrer. La révélation est performative (« C’en est fait » : 21, 6). Elle est une invitation à entrer dans une bonne quête. Il ne s’agit pas de l’opération du jugement dernier comme on dit trop souvent, mais de l’expression d’une quête pour la véritable identité filiale.
C’est pourquoi, celui qui a soif sera vainqueur, parce que Dieu se révèle comme Celui qui donne gratuitement et réaffirme son identité comme Dieu de l’Alliance : « Le vainqueur recevra cet héritage, et je serai son Dieu et lui sera mon fils » (21, 7). C’est une filiation divine qui ne vient pas de la chair mais qui se réfère à la victoire venant de la fidélité à Dieu et de la parole véridique de Dieu.
Entre la cité sainte et le jardin d’Eden, nous trouvons une continuité dans le sens où se correspondent l’arbre de vie et le fleuve d’eau vive, Dieu et l’humanité ; mais aussi une discontinuité, parce que, dans la cité sainte, il n’y a ni mensonge ni malédiction mais la guérison des nations (cf. Gn. 2, 8 – 3, 24 ; Ap. 22, 1-3). Dans ce monde nouveau, la cité sainte, c’est l’arbre de vie qui donne son fruit et son feuillage ; et ce dernier sert à la guérison des nations. La figure du « don gratuit de la vie » en 21, 6 est liée ici à une autre figure : « la guérison ».
Entrer dans cette cité, cela signifie donc recevoir le don de la vie, mais aussi être guéri. C’est là qu’est le rappel du principe (le don de la vie), là où l’écrivain visionnaire pose une prescription générale valable pour tous (la guérison des nations). L’écriture pointe sur l’identité de la cité : « Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la cité, et ses serviteurs lui rendront un culte, ils verront son visage et son nom sera sur leurs fronts » (22, 3-4). Voici enfin la réalisation du royaume de Dieu dans lequel Dieu et l’humanité seront face à face.
Rappelons ici que tout cela provient de la vision racontée du visionnaire en esprit. Mais quand il raconte des choses vues, il les raconte telles qu’il les a entendues, ou plutôt il les interprète du point de vue prophétique. Notamment les choses au temps futur (cf. 21, 24-27 ; 22, 3-5).
Tout concourt à faire croire qu’il s’agit de faits : la formulation objective qui met en scène des acteurs (non-je : « les nations », « le trône »), des temps (non-maintenant : « au long des jours »), des espaces (non-ici : « à sa lumière », « dans la cité » ), et aussi l’insistance sur l’annulation par une refrain (« il n’y aura plus »). Mais tout est une illusion référentielle. Cela dévoile le caractère proprement imaginaire de la vision écrite, de l’écriture : c’est parce qu’on est dans l’écrit dans l’imaginaire. Il y a là le désir. La situation de l’écrivain visionnaire est celle de l’énonciateur. La parole n’est jamais de mettre en mots la réalité, car « la parole ne doit donc pas être reçue dans l’illusion référentielle qui consiste à effacer l’épaisseur propre du langage pour croire qu’il donne accès aux choses elles-mêmes 447 ».
Louis PANIER, « Discours et figures dans le récit. Dispositifs paraboliques et énonciatifs dans des séquences narratives », Sémiotique et Bible n°118, Juin 2005, p.21.
Anne FORTIN et Anne PÉNICAUD, « L’énonciation au service du jugement de Salomon (1R 3, 16-28) », Sémiotique et Bible n°107… p.16.