3.1.1. Le lin et les œuvres justes des saints

Tandis que la Femme de Ap. 12 s’est revêtue des astres, la Femme de Ap. 17 s’est revêtue de la richesse matérielle terrestre. Quant à l’Épouse, une fois décrite dans la parole, l’interprétation est aussitôt donnée : « en effet le lin, ce sont les œuvres justes des saints » (19, 8). Le lin et les œuvres justes des saints sont ici deux configurations discursives.

Comme nous l’avons souligné plus haut, l’Épouse présente donc les mêmes traits que ceux qui sont appelés, élus et fidèles : parce que, si le vêtement est le signifiant du signifié, ses vêtements extérieurs sont équivalents à sa qualité intérieure de pureté et d’œuvres justes. Cette qualité d’œuvres justes est comparée au problème de l’Église de Thyatire qui est surtout une affaire d’œuvres (2, 22.23).

Avec l’Épouse, la figure est prise dans la signification. Le lin palpable devient alors la figure parlée des œuvres justes des saints comme si « en venant à la sensation, elles ne se contentent pas de rendre visible ou palpable l’état muet des choses, mais elles avivent dans le corps la faculté que ceux-ci ont de parler le monde et d’être parlés au monde, c’est-à-dire leur faculté énonciative 449 ». C’est donc l’écart qui doit être tenu entre « le lin » et « les œuvres justes des saints ». C’est la faille entre vision et parole, sensible et intelligible, signification et énonciation que nous avons remarquée tout le long de notre analyse du texte d’Apocalypse. À partir de cet écart ou de cette faille, on rentre dans la perspective discursive ouverte.

Nous avons souligné plus haut que l’Épouse représente l’activité pour la préparation du vêtement de noce. Mais elle est passive autant qu’elle est active : le lin est en effet le don pour qu’elle en soit revêtue : « il a été donné à elle pour qu’elle soit drapée » (19, 8). Il en va de même pour la Femme de Ap. 12 : elle est active pour aller au désert, mais elle y est enfin passive, parce qu’elle se nourrit au désert par le collectif indéterminé, qui n’est que la forme du passif sans que les traits sémantiques du collectif soient activés. Par rapport à ces deux figures de la Femme, la Prostituée ne représente aucune passivité, mais elle est plutôt provocatrice (cf. 17, 2 ;17, 18).

Pour l’Épouse de l’Agneau, la passivité joue le rôle du corps parlant. Et ce dernier transforme la signification de la noce. L’Épouse n’est que le signifiant qui marque non seulement le rôle définitif du tiers anonyme, mais aussi l’horizon d’attente. Dans l’Apocalypse, il y a des figures de passivité : celle de ceux qui avaient été égorgés à cause de la parole de Dieu (6, 9), mais aussi celle de deux témoins qui prophétisaient (11, 3-10). Ils sont dignes de vivre avec l’Agneau égorgé, puisqu’« il est digne, l’Agneau qui a été égorgé, de recevoir la puissance, et la richesse, et la force, et l’honneur, et la gloire et la louange » (5, 12).

On passe ainsi du figuratif au figural, du visible au visuel. De même, on passe de la sémiotique du signe à la sémiotique du discours. Étant d’abord le dispositif visible, le lin devient le dispositif visuel : la parole comme acte d’énonciation introduit l’équivalence figurative entre « lin » et « œuvres justes des saints ». Si la sémiotique du signe (d’un énoncé) a comme but la réalisation d’une représentation du monde naturel, alors que la sémiotique du discours (de l’énonciation) est à l’œuvre en vue d’un autre monde, un monde réel. Le signifiant perturbe l’ordre du signe et introduit celui du non-sens. C’est là l’horizon d’attente à mener notre aventure au-delà du monde naturel.

Notes
449.

François MARTIN, « Devenir des figures ou des figures au corps », Le Devenir, Limoges, PULIM, 1995, p.141-142 ; repris dans Sémiotique et Bible, n°100, Lyon, 2000.