1. LA DIMENSION FIGURATIVE

À partir de notre lecture de l’Apocalypse, nous avons remarqué la dimension figurative qui accompagne le phénomène de dédoublement de la figure et de l’opération figurale.

1.1. Le dédoublement de la figure

Dans la corrélation de la vision, de la parole et de l’écriture de l’Apocalypse, la figure de la Femme se trouve convoquée pour les opérations différentes qui organisent le parcours figuratif :

- Dans le ciel, la Femme apparaît comme un signe. Elle est une mère qui enfante un fils et s’enfuit au désert. Elle est dans le déplacement.

- Au désert, la Femme est une marque plutôt qu’un signe, rappel de la providence divine. Elle assure la fonction de marque pour l’identification des sujets. Loin de rester comme un signe thématisable, elle devient une figure, « non-signe », qui désigne la singularité d’un sujet dans le parcours figuratif.

- Dans le parcours figuratif de la Femme, il y a la Mère réfugiée, la Prostituée, la fausse Prophétesse, la Fiancée et la cité sainte. La Femme réunit ainsi des statuts différents qui ne sont pas identifiables l’un à l’autre, mais qui se complètent et se croisent pour l’organisation figurative du texte. Il s’agit non seulement de l’articulation figurative au plan narratif, mais aussi de l’écart figuratif, c’est-à-dire, de l’autre instance d’énonciation au plan discursif. Par exemple, l’« Épouse de l’Agneau » dans le discours (19, 7 ; 21, 9) est substituée par la « nouvelle Jérusalem » dans la vision (21, 10). De même, la « Prostituée » en Ap. 17 se substitue par la « Babylone » en Ap. 18. D’ailleurs, le « lin » de l’Épouse et les « œuvres justes des saints » se rejoignent sur l’isotopie thématique (fidélité) dont ils sont les représentants figuratifs (19, 8).

- La Femme est dans la transformation. En d’autres termes, elle est en devenir vers l’accomplissement des figures. Avec la Femme, le lecteur passe de l’ordre des signes décodables à la chaîne discursive interprétable. Cela nous permet de dégager une organisation figurative d’ensemble dans laquelle la manifestation textuelle développe un univers de signes liant signifiant et signifié, tandis que la signification immanente sépare l’expression du contenu jusqu’à ne plus le représenter. Du signe à la figure, de la défiguration à l’horizon de discours, tantôt avec cohérence, tantôt avec perturbation, la totalité signifiante produit son effet dans lequel le figuratif reste à l’état figural.

- En fin de son parcours figuratif, la Femme trouve à être signifiant sans signifié pour l’émergence de la parole. C’est l’Épouse de l’Agneau qui s’est revêtue des « œuvres justes des saints » dans la relation à la fois filiale et nuptiale avec Dieu. L’énonciation du texte déploie alors un dispositif relationnel significatif sur la base du statut dialogique comme le suivant : « Oui, je viens bientôt. Amen, viens, Seigneur Jésus » (22, 20).

C’est donc le dédoublement – qui n’est pas une répétition – entre la vision et le discours et qui organise une chaîne discursive discontinue. À partir des configurations discursives disponibles, le texte convoque ces éléments figuratifs et les dispose de façon particulière en discours. Il ne s’agit pas seulement de représenter (donner à voir) un monde fictif ou réel. Une fois disposée par le texte, l’organisation figurative contribue à construire une forme figurative (ou discursive) du contenu.

Autrement dit, c’est l’écart qui a comme effet de rompre le monde des signes au profit d’un axe de parole. Il faut donc tenir le dédoublement ou l’écart des figures. Tout au long de notre travail de l’Apocalypse, nous avons vu plusieurs fois l’écart ou la faille ou bien encore « la pierre d’achoppement » entre vision et parole, sensible et intelligible, signification et énonciation. Il y a quelque chose à voir au-delà de ce dédoublement, de cet écart.

Selon la théorie sémiotique narrative, l’organisation narrative se déploie sur deux dimensions : une dimension pragmatique dont relèvent les événements racontés et une dimension cognitive dont relèvent l’évaluation et l’interprétation des événements ; pour reprendre Geninasca, ce sont une rationalité pratique et une rationalité mythique 453 . Les textes bibliques portent en eux l’entrecroisement complexe de ces deux dimensions : tantôt les éléments cognitifs assurent l’évaluation et la véridiction des opérations pragmatiques réalisées, tantôt ce sont les éléments pragmatiques qui viennent réaliser les données de l’interprétation cognitive.

Ce ne sont pas seulement des transpositions figuratives ou des comparaisons de valeurs 454 , mais c’est le langage lui-même qui devient un accès à la réflexion 455 . Comme nous en avons parlé plus haut, la parole consiste tantôt à informer, tantôt à signifier ; les discours informatifs proposent une description du monde naturel, tandis que les discours signifiants sont réflexifs si bien qu’ils construisent des conditions d’émergence de la signification discursive et de leur propre énonciation.

Il faut donc reconnaître le dédoublement de la figure pour la sémiotique du monde naturel et pour la sémiotique du discours 456 . Si la sémiotique des signes a comme fonction la réalisation d’une représentation du monde naturel, la sémiotique du discours est à l’œuvre en vue d’un autre monde, un monde réel, parce que « le discours n’a pas de réalité en dehors de la stratégie énonciative qui l’engendre 457  ». À ce propos, nous avons parlé de l’horizon d’attente qui mène notre aventure au-delà du monde naturel 458 . Il est alors question de dire une opération nécessaire à un accomplissement, à un corps des figures.

Dans le livre de l’Apocalypse, l’« Épouse de l’Agneau » et la « nouvelle Jérusalem », la « Prostituée » et la « Babylone », le « lin » de l’Épouse et les « œuvres justes des saints », ces dédoublements de la figure permettent d’établir une totalité signifiante. Il ne s’agit pas seulement d’une métaphore de mots, il s’agit de la mise en discours d’une figure dans un parcours ou les figures signifient l’une par rapport à l’autre. Ce double effet ou double état de la figure est enfin au service de la constitution d’un corps dans l’acte de lecture.

Notes
453.

J. GENINASCA, « Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit » … p.110.

454.

Si on s’arrête seulement aux valeurs du texte, on risque de rester prisonnier dans la conceptualisation. Par exemple, l’image d’un Dieu jaloux du pouvoir humain dans le récit de la tour de Babel. Voir Jean DELORME, « Incidences des sciences du langage sur l’exégèse et la théologie »… p.307 ; voir également Groupe d’Entrevernes, Analyse sémiotique des textes, PUL, 1979, p.157-191.

455.

J.-C. GIROUD & L. PANIER, « Sémiotique du discours religieux », Revue des sciences humaines, n°201, Tome LXXII, Janvier-Mars 1986, p.127.

456.

Louis PANIER, « Figurativité, mise en discours, corps du sujet » … p.44.

457.

Jacques GENINASCA, « Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit »… p.116.

458.

François Martin parlerait du « corps percevant » ou plutôt du « corps jouissant ». Dans les termes de Louis Panier, il s’agirait de la constitution du « corps du sujet lecteur, corps traversé par l’articulation signifiante (la signifiance) de la perception sensible et du langage, corps singulier, mais aussi corps social d’une tradition de lecture déployée à partir d’un corpus textuel (littéraire) ». Voir François MARTIN, « Devenir des figures ou des figures au corps »… p.142 ; Louis PANIER, « Figurativité, mise en discours, corps du sujet »… p.44.