2.2. L’opération figurale

C’est la sémiotique de la totalité signifiante qui propose ainsi une autre voie du discours à laquelle le discours renvoie : le discours renvoie à un acte énonciatif. Il ne s’agit pas seulement d’observer le texte comme la représentation du monde, mais de faire surgir l’émergence de la parole à travers l’opacité produite du langage. S’il en est ainsi, l’opacité ou l’achoppement n’est pas à éviter, mais à traverser.

L’organisation discursive du plan figuratif multiplie, déforme le point de vue, si bien qu’elle a à la fois la continuité et la discontinuité dans le texte : Ainsi mises en discours, « les grandeurs figuratives n’obéissent plus aux règles d’agencement de la sémiotique du monde naturel 459  ». Autrement dit, la mise en discours des figures fait surgir la consistance du langage et son opacité. Elle s’intéresse dès lors à la fonction iconique des éléments figuratifs plus qu’à la perception du monde sensible. Les grandeurs figuratives sont ainsi au service de la signification et de l’énonciation.

Nous trouvons là le statut « figural » du figuratif comme le « point aveugle » dans l’œuvre picturale. Lorsque nous suivons les effets de la défiguration dans l’acte de lecture, nous passons du figuratif au figural, du visible au visuel. Dans d’autres termes, ce caractère figural ou visuel du discours s’annonce déjà par la défiguration (ou déformation) cohérente du monde « qui n’est pas là seulement pour relancer la curiosité, mais une déformation dont la cohérence (discursive) signale un foyer, un point focal 460 ».

C’est comme dans le cas de la Femme de l’Apocalypse. Du signe à la figure, de la défiguration à l’horizon de discours, tantôt avec cohérence, tantôt avec perturbation, la totalité signifiante produit plutôt l’opacité ou le brouillage dans lequel le figuratif reste à l’état figural. Il s’agit d’un suspens du sens, d’une dissociation de la relation de signe entre le plan figuratif et son contenu thématique initial. À l’écart figuratif, la figure de la Femme perd son sens faisant surgir l’autre instance d’énonciation au plan discursif.Si le figural apparaît comme effet de brouillage dans la défiguration, la mise en discours ramène le lecteur à l’entendre,non plus à le savoir.

Ainsi, la totalité signifiante opère d’abord le dédoublement : le dévoilement et la délivrance, l’expulsion et la victoire, le lin et des œuvres justes des saints, l’Épouse de l’Agneau et la nouvelle Jérusalem. Arrive alors l’émergence des sujets : un collectif qui nourrit la Femme au désert, les âmes qui n’ont pas l’amour d’eux-mêmes, ceux qui demeurent dans les cieux, ceux qui observent les commandements de Dieu et gardent le témoignage du Christ, les invités au festin des noces de l’Agneau. Ce sont tous ceux qui semblent rester en arrière-fond, mais qui sont les vrais sujets qui apportent ou préparent la transformation. C’est là où le lecteur énonciataire est invité à l’horizon d’attente.

Dans la lecture de l’Apocalypse, la Femme nous a enfin conduit à la conversion énonciative : de la perte vers l’Autre. Comme le dit L. Panier, le « brouillage n’est pas une abolition de la représentation, mais une alerte qui signale, à l’horizon du plan figuratif du discours une autre référence, une autre visée 461  ». C’est peut-être le « détour par les figures pour faire retour vers ce qui serait la Chose, qui en fait jamais ne pourra être la Chose mais sera toujours l’ultime butée avant la Chose : ce nœud de chair soumis à la signifiance qu’est le corps éveillé au langage et à la perception par la présence d’un autre corps parlant 462  ».

Il y a donc toujours du figuratif dans le discours et cela concerne un corps impossible à dire. Le discours, tel qu’il est ici conçu, n’est tout entier ni dans l’objet, ni dans le sujet. Sa réalité peut apporter aux attentes définies par la compétence d’un sujet, qui constitue le texte comme tout de signification.

Notes
459.

Louis PANIER, « Figurativité, mise en discours, corps du sujet » … p.45.

460.

Louis PANIER, « Le statut discursif des figures et l’énonciation », Sémiotique et Bible, n°70, Juin 1993, p.18.

461.

Ibid., p.46.

462.

François MARTIN, « Devenir des figures ou des figures au corps »… p.144 : cité dans Louis PANIER, ibid., p.46-47.