2.1. Un sujet de discours

Du côté des exégètes, grâce au renouveau biblique, on a affiné les critères de discernement littéraire et historique des traditions et des rédactions bibliques dans une perspective diachronique. Du côté des théologiens, on a produit des « théologies » à partir de l’histoire vraisemblable concernant Jésus et les communautés primitives. Quoi qu’il en soit des différences disciplinaires, il s’agissait de lire la Bible dans l’histoire.

Quant à la sémiotique, on la situe parmi les « méthodes nouvelles » d’analyse et d’interprétation des textes bibliques 463 . Ces méthodes nouvelles sont synchroniques, puisqu’elles prennent le texte tel qu’il se présente au lecteur comme « un ensemble des faits linguistiques qui constituent ainsi un état de langue 464  », et non dans le rapport à l’histoire. Parmi ces méthodes synchroniques, la sémiotique est considérée comme la plus opposée aux recherches accordées à l’histoire, on tend alors de lui prêter une place séparéede la lecture historique dans le champ des études bibliques 465 .

La lecture de la Bible en sémiotique concerne à la fois l’exégèse et la théologie, parce qu’il s’agit de la Bible et que la manière de lire et d’interpréter a de l’importance pour la réflexion théologique 466 . Mais, le point de rencontre doit être cherché au niveau de l’acte qu’il soit exégétique ou théologique, parce que l’acte n’est jamais purement subjectif ou purement objectif et qu’il implique un sujet 467 . Celui-ci n’est pas seulement un sujet défini par les contraintes convenues qui constituent l’exégèse et la théologie comme sciences.

À partir de nos préoccupations sémiotiques, il s’agit du « Sujet du Discours », qui permet à la fois d’avoir une distance par rapport à la théorie narrative et d’intégrer la problématique de l’énoncé à une théorie du discours et de son sujet. Reprenons dans les termes de J. Geninasca :

‘Tout sujet de l’énonciation implicite relève d’un Sujet de Discours. On ne saurait parler, en effet, d’un « Discours social », « religieux », « esthétique », etc., sans présupposer satisfaites des conditions d’intelligibilité et de sens pour un sujet. Tout acte de discours se présente ainsi comme l’actualisation particulière d’une rationalité et d’un croire. Dans le domaine des discours, la classe est logiquement antérieure aux éléments de la classe. On dira de tel discours-occurrence qu’il appartient à un Discours X, ou Y, pour désigner sa conformité à un type de rationalité et à un univers de croire. Le nombre des énoncés discursifs qui relèvent d’une même rationalité et d’un même croire est virtuellement infini, tout comme celui des acteurs en mesure d’assumer les rôles du Sujet de l’énonciation propre à un Discours particulier 468 .’

Il existerait donc plusieurs lectures selon des rationalités et des discours. Il nous faut en tenir une théorie du discours, qui peut situer la lecture et l’interprétation dans le cadre de sémiotique.

Geninasca distingue alors deux types de discours : informatifs (ou transitifs) et signifiants (ou intransitif) 469 . D’après lui, notre parole n’est pas toujours au service de la même visée ; il s’agit tantôt d’informer, tantôt de signifier.

Les discours informatifs proposent une description, qui n’est pas phénoménologique mais indépendante des états du sujet énonçant, des états ou des événements du monde : ils sont subordonnés au savoir encyclopédique et ils composent les figures du monde naturel : par exemple, texte scientifique, texte didactique, presse, etc.

Tandis que les discours signifiants sont réflexifs : ils ne finissent pas par un objet dont ils parlent, mais ils construisent des conditions d’émergence de la signification discursive et de leur propre énonciation. Ce sont ces discours signifiants, dit-il, qui font la littérature, qui sont là pour être lu. Autrement dit, en les lisant on organise des possibilités de la signification. C'est ainsi que Geninasca propose de travailler sur la littérarité du discours.

L’Apocalypse comme tout autre texte est une construction de langage, lieu d’émergence et d’articulation de sens. Il pose certainement la question de la littérarité. Dans l’acte de lire, il y a donc le passage d’un monde à un autre, de la manifestation à la signification. Le travail sémiotique est de construire un tout de signification à partir du texte. Mais ce travail demande tout un outil pour essayer de construire une représentation, les effets de sens qui sont là. Il s’agit d’une question sémiotique : que se passe-t-il quand on lit un texte et comment cela se fait-il ?

Quelle que soit la réponse apportée à cette question sémiotique, il en résultera nécessairement une réorganisation de la littérarité : c’est assurer le passage du texte au discours et à son sujet, du savoir au croire. Un tel passage ne signifie pas un changement du point de vue, mais de la rationalité : de la « rationalité pratique » qui fait appel à une forme de cohérence paradigmatique, à la « rationalité mythique » qui préside à la signification discursive. Geninasca dit finalement : à quoi sert la littérature ? à faire croire. Citons-le encore :

‘La littérature n’a pas à défendre des thèses, à argumenter au nom de certitudes dogmatiques, elle s’inscrit dans un espace de Discours, non tant en raison de l’éventuel engagement des auteurs que grâce au potentiel de désengagement qu’elle libère, au niveau le plus haut, par rapport à la quête d’un croire nouveau 470 . ’

En fait, cette question n’est pas toute nouvelle. Comme nous l’avons vu dans notre chapitre à propos des épistémologies de la lecture dans l’histoire, il y a la même idée chez les Pères de l’Église, surtout Origène et Augustin. Origène a insisté sur l’importance de l’interprétation spirituelle. Reprenant Origène, Augustin a distingué aussi des trois niveaux (degrés) de la lecture (historique, morale, spirituelle) et il a proposé la lecture spirituelle plus que la lecture littérale.

La lecture de l’Apocalypse nous a obligé à se poser des questions d’interprétation figurative. Origène et Augustin ont ainsi dégagé une herméneutique qui leur vaut aujourd’hui d’être reconnus comme les premiers vrais théoriciens de la sémiotique biblique 471 . Ce sont les premiers traités de sémiotique de notre ère qui ont été élaborés par ces auteurs anciens : théorie du texte et de la figure chez Origène, théorie des signes chez Augustin. Ces théories répondent à la particularité discursive du texte biblique, et au devenir discursif qui s’y déroule ; et elles se nouent autour d’une conception de l’énonciation 472 .

Ce questionnement a resurgi de nos jours, dans la situation complexe et sans doute par les besoins du temps contemporain 473 . Il s’agit d’apprendre à lire la Bible. Dans le terrain interdisciplinaire (exégèse, théologie, philosophie, sciences du langage), la mise en question porte sur le langage, les conceptions, les manières de lire les textes. C’est l’acte de lire dans lequel l’accent est porté sur le langage humain, l’interaction communicative dans les textes et à leur articulation figurative et thématique, et enfin la question de l’énonciation. Le langage devient dès lors un lieu des interprétations différentes : par un type de rationalité (par un langage ou par une sémiotique), les discours s’articulent en type de discours en fonction de la différence d’univers de croire. La recherche sémiotique participe ainsi au « conflit des interprétations ».

Notes
463.

Voir le chapitre 3 de notre première partie, notamment p.125-136.

464.

A.J. GREIMAS, J. COURTÉS, « synchronie », Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993.

465.

Voir Jean DELORME, « Sémiotique et lecture des évangiles à propos de Mc 14, 1-11 », Parole et récit évangélique. Études sur l’évangile de Marc, Lectio Divina, Paris/Montréal, Cerf/Médiaspaul, 2006,p.278 ; voir également art. cit., Naissance de la méthode critique, Colloque du centenaire de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, Paris, Cerf, 1992, p.162.

466.

Jean DELORME, « Lire dans l’histoire, Lire dans le langage », Parole et récit évangélique. Études sur l’évangile de Marc… p.20.

467.

D’après Augustin, il y a trois dimensions de la foi : « fides qua creditur » (la foi subjective), « fides quae creditur » (la foi objective) et « initium fidei » (la foi absolue). Jean Delorme dit que « l’acte exégétique et théologique n’est jamais purement exégétique ou purement théologique ». Pour notre part, nous dirons que l’acte exégétique et théologique porte en lui-même la dimension objective, la dimension subjective et la dimension inattendue. Du point de vue herméneutique, ils’agit d’un sujet qui est déjà atteint et marqué par une parole, qui n’est pas de lui et avec laquelle il se débat. L’acte exégétique et l’acte théologique s’accomplissent dans le langage et par le discours, ils engagent ainsi un sujet parlant. Ce sujet ne parle pas seulement pour la communication ou pour la transmission du message. S’il en parle, il y a en lui plus que l’ordre du savoir. Dans le discours, il y a la parole, il y a quelque chose à entendre à travers cette parole. C’est une question qui se poserait pour toute sorte de lecture comme une question d’herméneutique.

468.

Jacques GENINASCA, La parole littéraire … p.95.

469.

Jacques GENINASCA, « Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit »… p.110.

470.

Jacques GENINASCA, La parole littéraire … p.104.

471.

Voir les notes complémentaires d’Isabelle BOCHET, Augustin : la Doctrine chrétienne (Doctrina christiana) … p.439 : « Todorov choisit le De Doctrina christiana comme texte de référence pour caractériser “la stratégie patristique” : de façon générale, l’interprétation naît de la distance entre deux sens, le sens immédiat du texte biblique et celui d’un autre texte que Todorov appelle la “doctrine chrétienne” ; elle consiste à relier ces deux sens et à les identifier l’un à l’autre. » ; voir également, ibid., p.442 : « Heïdegger lui-même, dans son cours de 1923, caractérise le De Doctrina christiana comme “la première ‘herméneutique’ de grand style” ». Cette commentatrice apporte aussi les appréciations suivantes, ibid., p.483 : « Les remarques d’Augustin sur le signe ont fait l’objet d’appréciations diverses, pour ne pas dire contradictoires : certains auteurs, comparant la théorie augustinienne aux théories antérieures ou aux travaux contemporains de sémiotique, ont souligné l’originalité et l’apport de la réflexion d’Augustin (cf. R. A. Markus ; R. Simone ; B. D. Jackson ; T. Todorov) ; d’autres, comme G. Madec, jugent hasardeux de vouloir trouver dans le De Doctrina christiana une sémiotique générale au sens moderne du terme et voient, dans le début du livre II, des “observations de bon sens qu’Augustin avait dû répéter bien des fois du temps où il était professeur, en s’inspirant des manuels de grammaire et de rhétorique qu’il avait à sa disposition.” » 

472.

Louis PANIER, « La théorie des figures dans l’exégèse biblique ancienne - Figures en devenir », Le Devenir… p.147-157 ; Sémiotique et Bible, n°70, Juin 1993, p.14-24.

473.

Concernant le changement légitime de la lecture des Écritures dans l’Église catholique, nous noterons seulement les promulgations suivantes : Divino afflante Spiritu (1943), Dei Verbum (1965) et l’Interprétation de la Bible dans l’Eglise (1993).