2.2. Le corps du sujet

S’agissant de la littérarité et du passage du texte au discours et à son sujet, le texte de l’Apocalypse les assume en lui-même : il engage du passage des figures au corps.

- Avec l’Épouse de l’Agneau, la figure est prise dans la signification : le lin palpable devient la figure parlée des œuvres justes des saints (Ap. 19, 8).

- Avec le repas des noces de l’Agneau, le texte touche le corps du sujet de l’énonciation : « Écris : Heureux ceux qui ont été invités au repas des noces de l’Agneau » (Ap. 19, 9).

- La structure de l’Apocalypse constitue la création d’un corps, à partir de la transformation figurative, du monde ancien au monde nouveau. Il s’agit de la constitution d’un corps par la chaîne signifiante du texte, la totalité signifiante des signifiants intermédiaires entre le commencement et la fin : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Principe et la Fin » (Ap. 1, 17 ; 21, 6 ; 22, 13). Dans la partie finale, il ne s’agit que du corps. L’énonciation est adressée comme une réponse donnée directement à l’énonciateur (« Amen, viens, Seigneur Jésus » : 22, 20).

La conception énonciative du corps engage ici une autre interrogation importante pour la sémiotique, autour de la notion d’accomplissement. Comme nous l’avons vu dans le parcours figuratif de la Femme, l’accomplissement des figures ne se trouve pas à une focalisation sur un événement, mais à l’état de signifiant sans signifié pour que la parole y surgisse.

Il s’agit sans doute du parcours d’un corps vivant à travers des figures. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’un dépositaire fictif de la lettre, il s’agit de la mise en discours d’une figure dans un parcours 474 . La lettre doit être considérée comme le signifiant-arbre où les oiseaux viennent faire retentir leurs chants multiples 475 . Les grandeurs figuratives sont inscrites dans la forme d’un texte, elles en appellent ainsi au corps (d’un lecteur) et à la compétence énonciative dans l’acte de lecture.

Un texte biblique est essentiellement un discours raconté. Et pour cela, les récits contenant les événements et leurs enchaînements signifient en même temps autre chose que ce qu’ils affichent 476 . Il convient de citer la définition du récit chez J. Delorme :

‘Allié à d’autres modes de discours (législatif, prophétique, hymnique, sapientiel, épistolaire, apocalyptique), le récit biblique s’inscrit dans le champ plus large de la Parole et sous sa primauté. […] La narration, dans la Bible notamment, aborde souvent un réel qui résiste au langage. On touche ici à l’énonciation qui s’exprime par l’écriture et la lecture. En tant que mise en intrigue, elle est narration, avec narrateur et narrataire impliqués. Plus profondément, en tant que mise en discours, elle a affaire en eux avec le sujet parlant confronté à l’autre de la parole 477 . ’

C’est ainsi l’énonciation dans laquelle l’écriture et la lecture s’articulent. De ce point de vue, la lecture ou l’interprétation est une énonciation (celle de l’interprète) d’une énonciation (celle du texte interprété). En tant que mise en discours, l’énonciation est une compétence pour la lecture 478 .

D’après L. Panier, cette compétence énonciative permet d’articuler en sémiotique l’Ancien Testament et le Nouveau Testament qui sont les deux ensembles dans la Bible 479 . C’est à partir du rapport immanence-manifestation que ces deux ensembles peuvent être articulés, parce que comme le dit Augustin, le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien et il manifeste l’Ancien 480 . Dans l’affirmation de foi chrétienne, c’est Jésus-Christ qui est le référent unique des Écritures.

Pascal à sa manière montre que Jésus-Christ porte en lui les figures qu’il accomplit : « En l’Ancien Testament et au Nouveau Testament, les miracles sont faits par l’attachement des figures 481  ». Ainsi, la notion de l’accomplissement des Écritures appelle la lecture de l’enchaînement figuratif et la compétence énonciative.

Notes
474.

Paul BEAUCHAMP, Le récit, la lettre et le corps, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, p.27.

475.

Pierre-Marie BEAUDE, « Paul Beauchamp, lecteur responsable », L’unité de l’un et l’autre Testament dans l’œuvre de Paul Beauchamp. Actes du colloque des 15 et 16 octobre 2004. Centre Sèvres, Paris, Éditions facultés jésuites de Paris, 2005, p.193.

476.

A.-J. GREIMAS, « La traduction et la Bible », Sémiotique et Bible, n°26 (1982), n°32 (1983).

477.

Jean DELORME, « Récit », Dictionnaire critique de Théologie, PUF, Paris, 1998.

478.

Louis PANIER, « La sémiotique et les études bibliques » … p.382.

479.

Louis PANIER, art. cit., p.382-383 ; id., « La théorie des figures dans l’exégèse biblique ancienne », Récits et figures dans la Bible (dir. Louis PANIER), Colloque d’Urbino, Profac – Cadir, 1999, p.235-236.

480.

Augustin, Question sur l’Heptateuque, 2, 73, dans la citation de Dei Verbum, 16.

481.

Blaise PASCAL (852), dans Paul BEAUCHAMP, L’un et l’autre Testament, I, Paris, Seuil, 1976, p.23.