2.3. La mise en discours

Il convient de revenir sur la mise en discours qui fait enfin la différence de notre lecture de l’Apocalypse par rapport aux autres épistémologies de la lecture.

La lecture est en quelque sorte comparable à l’interlocution : l’écrit dépossède l’auteur de son texte ; une fois écrit, il est sans destinateur 482 . C’est le lecteur lui-même qui se constitue en intersubjectivité de sorte qu’il est à la fois destinateur et destinataire du message : le lecteur le fait sien par la lecture, mais il en reste destinataire, car ce texte lu ne sera jamais entièrement le sien. La mise en discours fait que les figures signifient la chaîne figurale et orientent l’opération énonciative de la lecture.

Dans la lecture, il s’agit avant tout du langage. R. Barthes propose une typologie des plaisirs des lectures 483  : 1) la lecture métaphorique où le lecteur prend plaisir aux mots ; 2) la lecture métonymique où le lecteur est tiré en avant le long du livre ; 3) l’aventure de la lecture et de l’écriture où la lecture est conductrice du désir. Autrement dit, il s’agit de chercher des sens, mais de les oublier pour porter un regard singulier sur le texte. Le lecteur est pris dans un renversement dialectique : finalement, il ne décode pas, mais sur-code ; il ne déchiffre pas, mais se laisse traverser par les langages : il faut les passer, traverser.

Pour Geninasca, lire et interpréter un énoncé, cela signifie saisir le texte comme un tout de signification, comme un ensemble organisé de relations, comme un discours 484 . Comment peut-on saisir le sens quand on voit les choses, quand on les entend ? Il est possible qu’il existe plusieurs manières de saisir la signification, qu’il y ait plusieurs modes de perception sémantique. Pour articuler les rationalités différentes, il propose trois saisies possibles de la signification dont il s’agit de trois stratégies de lecture, trois dispositifs de significations différentes, trois formes d’interprétation 485  : « saisie impressive », « saisie molaire » et « saisie sémantique ».

Ce sont les possibilités de lecture à partir de regards différents, de rationalités différentes. Un texte devient alors discursivement interprétable et assure l’instauration de la totalité signifiante d’un discours. La mise en discours prend effet dans les enchaînements figuratifs singuliers dont l’Apocalypse est un bon exemple.

Poser la question du « sens » peut correspondre à une sémiotique du signe-renvoi qui engage ce que Geninasca appelle une « saisie molaire ». Or, en tant que pratique de la description de la signification, la sémiotique ne se contente pas de s’intéresser aux systèmes des signes et à leur fonction de communication. La signification est un phénomène plus dynamique et plus complexe que la communication des signes, parce qu’« il y a une épaisseur du texte, une consistance qui en fait une réalité originale et singulière, capable à la fois de résister et de provoquer à la lecture 486  ».

C’est pourquoi, l’Apocalypse présente non seulement des cohérences et des homogénéités, mais plus souvent des incohérences et des ruptures. L’Apocalypse comme tous les textes propose des dispositifs figuratifs qui manifestent tout à la fois une instance d’énonciation et un état singulier de la signification. Le discours présuppose une sémiotique des ensembles signifiants qui articule nécessairement une « saisie molaire » et une « saisie sémantique » 487 . Le discours permet de passer de la représentation à la signification, où les rapports ne sont plus de cause à effet, mais de signifiant à signifié. La lecture sémiotique assure ce passage d’un monde à l’autre sans les confondre et fait surgir un sujet parlant dans ce passage.

Notes
482.

À partir des personnages du Nom de la rose, Eco fait l’expérience que le texte produit ses propres effets sans avoir aucun rapport à l’intention de l’auteur. Pour lire et interpréter un texte, il n’est pas nécessaire de connaître l’intention de l’auteur empirique. Entre l’intention inaccessible de l’auteur et l’intention discutable du lecteur, il y a l’intention transparente du texte qui réfute toute interprétation insoutenable. Le texte est là, et l’auteur empirique n’a qu’à se taire. Un texte ne sera pas lu ou interprété selon les intentions de l’auteur, mais selon une stratégie complexe d’interactions du texte et des lecteurs. Voir Umberto ECO, Interprétation et surinterprétation, trad. J.P. COMETTI, Paris, PUF, 2002, p.67-72.

483.

Roland BARTHES, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p.44.

484.

Jacques GENINASCA, La parole littéraire … p.86.

485.

Ibid., p.59-239.

486.

Jean DELORME, « Lire dans l’histoire, Lire dans le langage », Parole et récit évangélique. Études sur l’évangile de Marc… p.24-25. 

487.

Jacques GENINASCA, La parole littéraire … p.90 ; id., « Le discours en perspective », Nouveaux Actes Sémiotiques, n°10-11, PULIM, Université de Limoges, 1990, p.18-19.