3.1. La figurativité

Dans le Petit Robert, la définition de la « figure » est comme la suivante :

‘Forme extérieure d’un corps ; Représentation visuelle d'une forme (par le dessin, la peinture, la sculpture) ; Personnalité marquante ; Représentation dans le plan ou dans l'espace euclidien des points, droites, courbes, surfaces ou volumes ; Partie antérieure de la tête de l’homme : face, visage ; Représentation par le langage (vocabulaire ou style). ’

La figure suggère ainsi spontanément l’extériorité, la représentation d’un corps ou d’un contenu par la disposition des formes. Il y a en effet des notions diverses de la figure selon les différents domaines 511  :

1) Dans le champ de la rhétorique, la figure est assimilée au trope : il s’agit des tours, des détours du discours où s’indique et se joue le rapport de la langue et du sujet d’énonciation et ses effets sur les transformations du sens.

2) Dans le champ des études bibliques, la figure (« typos » ou « figura » en latin) est conçue comme le sens figuré ou le message iconique ou bien encore la scène discursive à interpréter. La figure ne renvoie pas immédiatement à un sens (contenu) équivalent, mais à l’accomplissement. Il s’agit des réflexions typologiques entre les deux Testaments ou des réflexions herméneutiques liées à l’exégèse traditionnelle.

3) Dans le champ de la sémiotique, la figure est une entité de discours (acteur, lieu, épisode, etc) en attente de réalisation ou d’accomplissement. Il s’agit de la question de la littérarité qui assume la compétence énonciative. La reprise ou la répétition de la figure concerne un écart, une différence où trouve place l’instance d’énonciation.

Avec de telles notions, les définitions de J. Calloud s’éclairent 512 :

  1. 1) La figure est un voile. Elle cache, et l’ombre du voile est sans retour. Mais, ce faisant, elle signale, elle annonce.
  2. 2) La figure annonce d’abord d’autres figures, une série ou une chaîne figurative.
  3. 3) La figure est comme un objet, disposé là pour un éventuel sujet, dans l’axe énonciatif, non dans le champ narratif.
  4. 4) La figure rompt avec le sens conceptuel ou avec le visible, le figuratif devient figural, la figure en appelle au sujet.

Dans cette perspective, la figure est un élément discursif convoqué ou reconnaissable dans un texte à partir d’une configuration. Il n’y a de figure qu’en devenir, et sous deux aspects fondamentaux : 1) elle est prise dans le devenir, l’enchaînement de parcours et la chaîne figurale ; 2) elle est prise dans le devenir qui conduit vers l’accomplissement.

Il s’agit d’une conversion énonciative qui s’oriente d’une perte vers l’Autre. Il s’agit de devenir signifiant sans signifié pour l’émergence de la parole 513 . C’est l’état figural des grandeurs figuratives qui renvoie à l’ordre du langage : la figure devient le signifiantdéfini par l’écart figuratif, mais instauré par le discours en acte. Ainsi devenant signifiant sans signifié, elle garde de la puissance figurative par laquelle elle signale un corps impossible à dire.

C’est là sans doute l’accomplissement de la figure. Paradoxalement, la figure s’accomplit par la perte de son sens. La perte qui fait parler, elle est donc la condition de l’émergence de la parole 514 . La figure est le signifiant : elle n’a que pour fonction de montrer qu’après elle viendra le réel de la figure.

La mise en discours des figures ne peut pas être assimilée au savoir, à la représentation. Ainsi se pose en sémiotique discursive le fait de l’énonciation, non pas comme une communication du message. La question de la figure est liée à l’instance d’énonciation qui appelle un sujet comme corps percevant la signification dans son rapport au monde, dans son rapport à l’ordre signifiant du langage. Il s’agit des deux mondes différents. Reprenons dans les termes de D. Bertrand :

‘La figurativité se définit comme tout contenu d’un système de représentation, verbal, visuel, auditif, ou mixte, qui se trouve corrélé à une figure signifiante du monde perçu lors de sa prise en charge par le discours. Les formes d’adéquation, labiles et culturellement façonnées par l’usage, entre ces deux sémiotiques – celle du monde naturel et celle des manifestations discursives des langages naturels–, font l’objet de la sémiotique figurative 515 . ’

La figurativité concerne, d’une part, le monde naturel, et d’autre part, le monde des manifestations discursives des langues naturelles. Cela permet d’affirmer que la figurativité porte déjà en elle les conditions de la perception, qui ouvre un autre monde. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la sémiotique discursive repose sur le postulat hjelmslévien et alors qu’elle n’autorise pas un renvoi immédiat du discours à la référence ou à la représentation de la réalité. Cette réalité n’est lisible que comme un effet spécifique du discours et de son organisation.

Comme dans l’Apocalypse, la figure en types différents déployée au parcours narratif constitue la dimension figurative des discours. Grâce à la figure, le monde nous parle : en d’autres termes, « on ne réfère pas le réel, on le profère 516  ». Grâce à la figure, un sujet de la parole peut surgir dans l’articulation du monde naturel et du monde des langues naturelles.

La figurativité se présente comme « l’écran du paraître 517  », qui n’est plus au sens greimassien, mais qui devient désormais un espace sémiotique. Et par là implique un certain mode de croyance qui est fondamental à la perception, qui présuppose la perte du sens. On passe alors d’un monde naturel à un autre, du savoir au croire.

Une sémiotique biblique nous mène ainsi à la pratique d’une stratégie de cohérence discursive qui crée un monde référentiel comme passage pour aller enfin vers l’Autre. Lire la Bible en sémiotique, c’est donc relever les effets signifiants du parcours qui se déroule des figures au corps.

Notes
511.

Louis PANIER, « Figurativité, mise en discours, corps du sujet »…p.42-43 ; voir également Young-Ju AN, Figure et rencontre. Approche sémiotique du roman de GEORGES BERNANOS : Sous le soleil de Satan, thèse de Doctorat, Université Lumière Lyon 2, 2007.

512.

Jean CALLOUD, « Le texte à lire », Le temps de la lecture. Exégèse biblique et sémiotique, (dir. L. PANIER), Paris, Cerf, 1993, p.31-64.

513.

On en parlera peut-être du « primat du signifiant » chez Lacan et du « refoulement originaire » chez Freud. Mais notre étude est prudente pour ces approches psychanalytique ou psychologique.

514.

Jean DELORME, « Sémiotique et lecture des évangiles à propos de Mc 14, 1-11 »… p.294-295 ; « Lire dans l’histoire, lire dans le langage »… p.206.

515.

Denis BERTRAND, Précis de Sémiotique littéraire, Paris, Nathan université, 2000, p.99.

516.

Ibid, p.102, qui nous renvoie à P. Fabbri, Introduction à l’édition italienne de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, trad. fraç., Nouveaux Actes sémiotiques, PULIM, Université de Limoges, 1992.

517.

A.J. GREIMAS cité dans Denis BERTRAND, ibid, p.149.