LIRE ET INTERPRÉTER

Dans l’Apocalypse, nous avons remarqué que la structure du texte constitue un corps du sujet et qu’elle concerne la conversion énonciative. L’acte de lecture et d’interprétation n’est pas simplement une répétition des connaissances, mais il fait l’appel au corps, à l’agir. Il s’agit d’une corrélation entre le savoir et le croire.

Augustin mettait en relief le croire dans la lecture et l’interprétation. Pour lui, la Bible est comme la lettre dans laquelle le lecteur doit découvrir l’esprit caché. Il insiste donc sur le sens spirituel plus que le sens littéral : il vise la lecture figurative, l’interprétation spirituelle. Mais cela ne signifie pas une négligence du sens littéral. Comme il l’a cité, le rapport entre la lettre et l’esprit, le savoir et le croire est inséparable : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » (Is. 7, 9 ; Epistula 120). C’est la dialectique de la foi et de l’intelligence : il faut croire pour comprendre, mais la foi appelle l’effort d’intelligence qui reconnaît le caractère raisonnable de l’acte de foi 527 .

De nos jours, c’est Paul Ricœur qui l’affirme dans une dialectique plus compliquée. La corrélation entre la compréhension et l’explication constitue chez Ricœur un cercle herméneutique, le paradigme de l’interprétation textuelle : de la compréhension à l’explication, de l’explication à la compréhension. L’explication et la compréhension s’opposent et se concilient au centre même de la lecture et de l’interprétation. Ainsi, le terme de l’herméneutique « s’est imposé pour désigner la discipline qui vise à donner un statut de rigueur, sinon de scientificité, à l’Auslegung – Interpretation 528  ».

C’est la théorie du discours qui domine toutes les procédures du déroulement de la théorie de l’interprétation. D’après Ricœur, « la sémantique profonde du texte n’est pas ce que l’auteur a voulu dire, mais ce sur quoi porte le texte, à savoir ses références non ostensives. Et la référence non ostensive du texte est la sorte de monde qu’ouvre la sémantique profonde du texte. ... Comprendre un texte, c’est suivre son mouvement du sens vers la référence, de ce qu’il dit à ce sur quoi il parle 529  ». Mais Ricoeur reprend le concept de l’interprétation d’Aristote : pour Aristote, interpréter, « ce n’est pas ce que l’on fait dans un deuxième langage à l’égard d’un premier langage, c’est ce que fait déjà le premier langage, en médiatisant par des signes notre rapport aux choses 530  ». Dans ce sens, le dire de l’herméneute est un re-dire, qui réactive le dire du texte.

L’interprétation sémiotique partage la théorie du discours, mais elle est marquée par son caractère d’irréductibilité. Le texte demeure comme la trace d’une énonciation singulière, irréductible à tout ce qu’il contient et est impliqué par la mise en discours. L’enchaînement des figures ne relève pas d’une communication intentionnelle, mais de l’impact de la parole qui dépasse la conscience, quoi qu’il en soit de l’écrivain soit du lecteur. Il ne s’agit pas de redire ce qui est déjà dit. Il s’agit plutôt de déconstruire et d’évacuer le contenu préétabli pour qu’un sujet d’énonciation surgisse.

Ainsi, la lecture et l’interprétation de la Bible concernent la parole. Plus exactement, c’est l’écoute de la parole. Il s’agit du corps, de l’agir. La parole n’est pas limitée au champ du langage. Elle signale quelque chose d’un sujet d’énonciation entre ce dont il peut dire et l’impossible à lire. De ce point de vue, la « Parole de Dieu », dans la Bible et dans la tradition, ne désigne pas simplement le message d’un destinateur divin, elle fait appel à la parole de l’Autre, qui est irréductible au discours 531 . La lecture et l’interprétation sémiotiques sollicitent ainsi l’écoute de la parole de l’Autre.

Notes
527.

Isabelle BOCHET, « notes complémentaires 3-3 », AUGUSTIN. De Doctrina Christiana… p.444.

528.

Paul RICŒUR, Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992, p.451.

529.

Paul RICŒUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p.208.

530.

Ibid., p.157.

531.

Jean DELORME, « La sémiotique littéraire interrogée par la Bible (2) »… p.8.