Chapitre introductif

‘« Aucun événement n’a le pouvoir de se muer en ‘condition’ justifiant l’histoire dont il va être l’ingrédient. […] C’est à la configuration historique précise où cet ingrédient intervient qu’il faut demander les attendus du rapport de forces qu’il autorise à chaque fois. […] C’est en fait la seule manière que je connaisse de lutter contre le pouvoir des causes et la suffisance des conditions : l’éveil d’un appétit pour d’autres récits que celui qui transforme l’histoire en fatalité ».
Isabelle Stengers, Cosmopolitiques I.’

Cette étude aura pour ambition d’éclairer les relations entre sciences économiques et biologie aux États‑Unis, de 1950 à 1982. Si l’on adopte un point de vue volontairement naïf, s’intéresser aux contacts de l’économie à la biologie peut susciter l’étonnement. Après tout, dans le découpage traditionnel des disciplines scientifiques, l’économie et la biologie n’ont pas de frontière commune évidente. L’économie se range parmi les sciences sociales, tandis que la biologie est une des sciences naturelles. Qu’est-ce que le généticien a pu apprendre au théoricien de la firme, qu’est-ce qu’un spécialiste du comportement animal a pu trouver aux modèles d’un microéconomiste ? On peut donc s’interroger sur les motifs, les attendus et les résultats d’un dialogue interdisciplinaire a priori improbable.

Le chemin d’une meilleure compréhension peut débuter par la reconnaissance que, aux États‑Unis au début du vingtième siècle, les sciences de la vie et les sciences sociales entretenaient des relations relativement soutenues, si tumultueuses. Ce sera l’objet du premier point de notre introduction. Le dialogue entre économie et biologie dans l’après-guerre pourrait donc s’entendre comme un prolongement de cet antécédent historique. Mais comme nous le montrera un examen de la littérature, les relations entre économie et biologie dans l’après‑guerre répondent à des problématiques renouvelées. Cet état des lieux critique révèlera également que jusqu’ici, les relations entre économie et biologie dans les États-Unis d’après-guerre ont surtout fait l’objet de lectures institutionnalistes ou méthodologiques. Nous développerons une nouvelle approche historiographique, et distinguerons deux grands types de transferts interdisciplinaires, autour desquels s’organisera notre problématique.