1.1. La fin du spencérisme

Jusqu’au tournant du siècle, l’évolutionnisme de Herbert Spencer dominait la pensée sociale américaine (Hofstadter, 1955 ; Bowler, 1988, 1992). Cette doctrine identifiait une loi universelle du développement (de « différenciation et intégration croissantes ») qui gouvernait aussi bien l’évolution des organismes biologiques que celle des sociétés humaines. Parallèlement, les sciences sociales étaient en voie rapide d’institutionnalisation. Pour « faire science, » les théories sociales s’inscrivant dans une continuité avec les sciences naturelles étaient bienvenues. Mais la spécialisation croissante encouragée par la création d’associations professionnelles et de départements universitaires distincts allait finir par délégitimer les grands systèmes cosmologiques tels que celui de l’évolutionnisme spencérien : trop généraux, et ne pouvant se prêter à l’expérimentation, sceau d’une pratique scientifique « professionnelle ». La biologie ne se trouva pas exclue du discours social pour autant. Ainsi, les grands débats sur la théorie de l’hérédité (la transmission des caractères acquis est‑elle possible ou non ?) étaient suivis avec assiduité en sciences sociales. En effet, selon que les biologistes reconnaissaient ou non le rôle de facteurs extérieurs (environnementaux) dans la transformation de l’hérédité, c’était la possibilité pour la société de « réformer l’individu » qui se jouait, pour des sciences sociales toujours à la recherche de fondements biologiques 2 .

Justement, la mise en évidence par le biologiste Auguste Weismann de la non transmission des caractères acquis avait posé problème aux théoriciens « progressistes » ou simplement réformateurs. Certains, tels le sociologue américain Lester Ward, choisirent d’ignorer ces développements, et s’en tinrent à une lecture néo-lamarckiste de l’évolution sociale. Laurence Moss (1990) a présenté l’argument que, dans le contexte britannique, l’abandon du second volume des Principles of Economics d’Alfred Marshall s’expliquerait de la même façon par ce déclin de la pensée spencérienne et la remise en cause du néo-lamarckisme. L’émergence de la génétique mendélienne, qui mettait en évidence une évolution par mutations discrètes, aurait sapé l’analogie biologique gradualiste (Natura Non Facit Saltum figurait en exergue des Principles) sur laquelle Marshall comptait s’appuyer dans son second volume sur la dynamique économique 3 .

Ces résultats remettaient la théorie darwinienne de l’évolution au premier plan, en rendant caduque le mécanisme lamarckiste. Associés à la génétique mendélienne, ces découvertes établirent l’assise scientifique de ce qui vint à être appelé le néo‑darwinisme, c'est‑à‑dire la théorie de la sélection naturelle dépouillée de ses interprétations lamarckistes. Parmi ceux qui choisirent de confronter leurs conceptions théoriques à ce « néo‑darwinisme, » les positions se trouvèrent nettement tranchées : ce furent les débuts du débat sur le poids relatif de l’hérédité et de l’environnement dans les sociétés humaines, plus connu sous le nom du débat nature ‑ culture (nature nurture debate).

Notes
2.

L’historienne des science sociales Dorothy Ross offre une explication similaire. Si les sciences sociales en Europe avaient gardé des liens étroits avec l’histoire et la philosophie, notamment par l’existence de doubles affiliations et de systèmes d’examens contrôlés par l’État central, les sciences sociales dans les universités américaines étaient quant à elles « libérées de ces liens traditionnels et pouvaient se laisser dériver vers l’attracteur magnétique de la connaissance moderne qu’étaient les sciences naturelles ». (Ross, 1991, p. 161). Sur les relations entre sciences sociales et évolutionnisme à la fin du dix‑neuvième et début vingtième siècles, voir également Hamilton Cravens (1971), Robert Bannister (1979), Donald Bellomy (1984) et Charles Rosenberg (1997). Mary Morgan (1995) examine les arguments évolutionnaires dans les débats sur les trusts et le laissez‑faire, et montre que le recours aux arguments biologiques était commun. David Levy et Sandra Peart (2003, 2004) s’intéressent aux relations entre eugénisme et économie jusqu’aux années 1920, mais leur point de vue est exclusivement internaliste, ce qui aboutit à la compréhension, étroite selon nous, que si les économistes ont embrassé l’eugénisme, c’était en raison d’une « tromperie scientifique ». Peart et Levy développent ce thème dans leur récent ouvrage (2005), avec les mêmes limites attachées à leur perspective historiographique.

3.

 Une réticence que Marshall exprimait très clairement dans son Industrial Trade (1919, pp. 163‑164). Les relations de Marshall à la biologie dans le premier (et seul) volume de ses Principles et Industry and Trade a suscité une littérature très abondante. Voir en particulier Geoffrey Hodgson (1993), A. Levine (1983), Nicolai Foss (1994), Neil Niman (1991, 1994), Brinley Thomas (1991), Camille Limoges et Claude Ménard (1994), John Laurent (2000), Maud Pelissier (2002), Tiziano Raffaelli (2003).