1.2. Le débat nature ‑ culture

Jusqu’aux années 30, les partisans de « la nature » dominèrent largement le débat 4 . Si le comportement social de l’homme était dicté par ses gènes, la génétique pouvait être considérée comme une base solide et suffisante pour l’élaboration de politiques sociales scientifiques. Comme le rappelle Thomas Leonard (2003, 2005a, 2005b), les économistes étaient aussi imbus de cette biologie que leurs collègues psychologues ou anthropologues, qu’ils soient conservateurs ou réformateurs :

‘« Je crois qu’on ne peut pas comprendre complètement les idées économiques qui sous‑tendirent les réformes sur le travail et l’immigration [pendant l’ère Progressiste] sans également comprendre la pensée biologique qui les informaient […] L’eugénisme était dominant ; il était populaire au point d’être à la dernière mode, il était soutenu par les grandes figures de la science encore émergente de la génétique, et une variété extraordinaire d’idéologies politiques s’y intéressaient, les progressistes n’étant pas les derniers […] », Leonard (2005a, pp. 202‑203) 5 .’

Cependant, plusieurs facteurs généraux contribuèrent à réintroduire le rôle déterminant de l’environnement dans l’évolution sociale.

Dès les années 1910, les recherches en génétique de Thomas Morgan avaient montré que chaque trait physique d’un organisme simple était déterminé par un ensemble souvent complexe de gènes. Cela suggérait que l’être humain et son organisation sociale complexe ne pouvaient sans doute pas être réduits à un schéma génétique élémentaire, comme les eugénistes spécialisés en génétique humaine le supposaient a priori. En outre, dans les années 20, un revirement entrepris en anthropologie culturelle par Franz Boas et ses étudiants fit rapidement et spectaculairement disparaître les références raciales et leurs soubassements biologiques dans le traitement des questions sociales, au profit de leurs déterminants culturels et idéologiques (Cravens, 1978 ; Degler, 1991). Des changements parallèles intervenaient en psychologie, où la notion biologique d’instinct disparu littéralement des publications en quelques années (Camic, 1986). En économie, la question des rapports à la biologie ne se cristallisait pas sur un thème particulier, mais les prescriptions de politique économique teintées d’eugénisme (en économie du travail, ou sur les questions de protection sociale) diminuèren également à partir des années 20 (Leonard, 2003).

L’historien Carl Degler désigne ce revirement comme « le triomphe de la culture » sur la nature, et, outre les travaux fondateurs de Boas et de ses étudiants sur ce sujet, il identifie avant tout un jeu de tendances profondes de la société américaine. D’une part, la « Grande Migration » des Noirs des États du sud des États‑Unis vers ceux du nord provoqua dans les années 20 des changements sociaux et des changements de mentalités sur la question de la détermination du statut social par des facteurs raciaux biologiques. Les années 30 confirmèrent encore ce mouvement :

‘Un historien a soutenu que le crash boursier et la Grande Dépression qui le suivit rendirent difficile de croire, pour les citoyens ordinaires comme pour les scientifiques en sciences sociales, qu’il existât une corrélation claire entre le statut économique et l’intelligence, car n’importe qui pouvait plonger dans la débâcle, et de nombreuses personnes de valeur plongèrent effectivement. Dans de telles circonstances, il n’était pas difficile d’envisager l’environnement social comme la cause de la pauvreté, plutôt que des déficiences innées au sein d’un groupe ou d’un individu. (Degler, 1991, p. 202) 6 .’

La prise de conscience progressive des massacres perpétrés par les nazis au nom d’une conception biologique des races et de la nature humaine fut un autre facteur crucial qui fit abandonner les conceptions eugénistes dans le discours scientifique américain dans les années 30 et 40. Il est symbolique que dans les colonnes de Science en 1947, un article cosigné par un biologiste et un anthropologue proclamait le nouveau consensus scientifique : la notion biologique de race était sans assise scientifique, et l’homme était le produit d’une évolution biologique et sociale (Dobzhansky et Montagu, 1947 ; Cravens, 1978, pp. 157‑159) 7 . Au tout début de l’après‑guerre, le débat nature - culture était donc apaisé, les sciences sociales et naturelles ayant établi leurs domaines respectifs et exclusifs de compétence. Les relations entre économie et biologie n’allaient pas cesser pour autant, mais plutôt s’en trouver transformées (voir annexe A).

Notes
4.

Voir l’ouvrage de Kenneth Ludmerer (1972) sur la génétique et l’eugénisme aux États‑Unis dans la première partie du vingtième siècle, et Cravens (1978). Le titre de ce dernier ouvrage (The Triumph of Evolution) est trompeur. Cravens défend la thèse que le débat nature - culture s’appaisa après les années 30, jusqu’à être considéré sans plus de pertinence, car l’environnement et l’hérédité voyaient leur importance reconnue. Le triomphe de l’évolution évoqué dans le titre doit donc être compris comme tout relatif.

5.

« I believe one cannot fully understand the economic ideas that underwrote labor and immigration reform [in the Progressive Era] without also understanding the biological thought that crucially informed them… Eugenics was mainstream; it was popular to the point of faddishness, it was supported by leading figures in the still‑emerging science of genetics, it appealed to an extraordinary range of political ideologies, not least to the progressives… ».

6.

« One historian has contended that the stock market crash and the ensuing Great Depression made it difficult for ordinary citizens and social scientists alike to see a clear correlation between economic status and intelligence, since any person could, and many worthies did, go under the debacle. In such circumstances it was not difficult to look to the social environment as the cause of poverty rather than innate deficiencies within a group or individual ».

7.

Les historiens des sciences et les historiens de la civilisation américaine notent également la transformation de l’identité américaine et le discrédit social de la notion de race, qui ont joué en parallèle du discrédit du racisme « scientifique » (voir Stanley Coben, 1975 ; Richard Weiss, 1979 ; Philip Gleason, 1981 ; Cravens 1985). La sociologie qualitative de l’école de Chicago (1915‑1940) peut être mentionnée aux côtés de l’anthropologie de Boas pour son rejet des explications biologiques en sciences sociales, voir Alain Coulon (2004, pp. 26‑27). Howard Zinn (2003, pp. 404‑406) montre cependant qu’à l’échelle de la société américaine, le racisme restait prévalant.