1.3. L’après‑guerre : un nouveau départ

La Seconde Guerre mondiale elle‑même joua un rôle dans l’établissement de nouvelles formes de relation entre économie et biologie. Toutes les couches de la société ont participé à l’effort de guerre, ce qui a bouleversé certains ordres sociaux existants, y compris dans le monde académique. Les comptes rendus traditionnels insistent sur le rôle majeur des sciences physiques dans la mise au point d’innovations dont les applications ont eu un impact décisif pour remporter la victoire. Mais les scientifiques en biologie et en économie ont également été mobilisés dans différents secteurs de l’armée, surprenant les militaires par la pertinence de leurs contributions.

Pour ces deux disciplines, la Seconde Guerre mondiale a accéléré l’abandon d’une posture subjective et l’adoption d’une identité professionnalisée et appliquée, en particulier dans ce qui furent les débuts de la recherche opérationnelle. Le point important est que des scientifiques issus de départements de biologie et d’économie ont été amenés à collaborer dans des équipes soudées pendant plusieurs années, ce qui a favorisé pour les chercheurs une plus grande familiarité avec leurs approches respectives. Dans le cas de la biologie et de ses rapports à l’économie, les statistiques furent un terrain de rencontre propice. Elles renouvelaient profondément les méthodes de ces deux disciplines depuis les années 20 et 30, établissant un langage commun permettant de concevoir l’échange d’un ensemble de méthodes et de formalisations dans l’après‑guerre 8 .

Un second élément à prendre en compte est celui des développements de la biologie dans les années 50. La découverte de la structure en double hélice de l’ADN en 1953 achevait de donner l’explication fonctionnelle de la génétique mendélienne et ouvrait l’ère de la biologie moléculaire. La biologie en fut transformée, se percevant désormais moins comme une science concernée exclusivement par l’étude de la nature et davantage comme une productrice de savoir fondamental, disponible pour résoudre des problèmes bien plus ambitieux :

‘Il est difficile pour tous ceux qui n’étudiaient pas la biologie au début des années 50 d’imaginer l’impact de la découverte de la structure de l’ADN sur notre perception de la manière dont fonctionne le monde. Bien au‑delà d’un simple bouleversement de la génétique, cela injecta à la biologie tout entière une foi renouvelée dans le réductionnisme. Cette découverte impliquait en effet que le plus complexe des processus était peut‑être en réalité beaucoup plus simple qu’on ne l’avait cru. (Wilson, 2000a, p. 248).’

Un troisième élément de nature très différente doit être lui aussi pris en compte pour mieux cerner l’évolution des rapports entre biologie et sciences sociales en général et entre biologie et économie en particulier. Il s’est produit depuis la fin du rêve laplacien une perte de foi dans l’existence d’une relation biunivoque entre la réalité que serait l’objet d’étude d’une discipline et le langage formalisé qui en exprimerait les lois d’airain. La biologie comme l’économie sont devenues progressivement au cours du vingtième siècle des sciences modélisatrices, c'est‑à‑dire qu’elles envisagent leur objet sans prétendre en extraire des lois de caractère universel, mais en essayant plutôt d’en donner une représentation utile et opérationnelle. Le succès de l’essai méthodologique de Milton Friedman de 1953, qui clôt la controverse sur le réalisme de l’analyse marginale en économie, et le basculement de la biologie naturaliste vers une biologie plus mathématique et théorique dans les années 50 témoignent du caractère de plus en plus instrumental des énoncés scientifiques pour ces deux disciplines. Cette évolution a grandement facilité la mobilité des concepts forgés initialement en économie et biologie. En effet, si un énoncé scientifique n’est plus lié substantivement à la réalité qu’il décrit, alors il peut devenir un modèle « nomade, » dont le transfert d’une discipline à l’autre obéit à des contraintes plus faibles (avant tout celle de l’utilité contingente d’un tel transfert et également celle de la cohérence logique du transfert, bien qu’au demeurant cette dernière contrainte ne soit pas nécessairement respectée) que s’il s’agissait du transfert d’une théorie et de ses soubassements méthodologiques et même ontologiques 9 .

Les rapports entre économie et biologie dans l’après‑guerre méritent donc un examen spécifique, qui détaille les sources et la nature de ces nouvelles formes de relations. Il existe une littérature abondante qui propose une telle étude.

Notes
8.

Sur le développement d’une économie moins « subjective » dans cette période, voir le supplément spécial de History of Political Economy dirigé par Morgan et Rutherford (1998a). Le rôle des scientifiques civils dans les équipes de recherche opérationnelle pendant la guerre est décrit par P.M.S. Blackett (1948), Florence Trefethen (1954) et W. Allen Wallis (1980). L’exigence ou la prétention à la « technicité » et au « professionnalisme » des économistes pendant la Guerre froide est explicitée dans Michael Bernstein (2004, pp. 107‑108).

9.

Cette analyse s’inspire, mais ne rejoint pas tout à fait, celle de l’historien des mathématiques Giorgio Israel (1996). Celui‑ci fait une distinction entre analogies mécaniques et analogies mathématiques, dont seules ces dernières correspondent aux modèles transférables que nous évoquons.