Publié en 1993, Economics and Evolution : Bring Life Back into Economics est considéré aujourd’hui comme la référence majeure sur l’histoire des relations entre économie et biologie 11 .
Hodgson s’inscrit dans le courant institutionnaliste. Il reproche à la théorie contemporaine son désintérêt pour les institutions. Plus généralement, les institutionnalistes reprochent à la science économique une pratique centrée sur une modélisation inadéquate de la réalité. Les modèles contemporains seraient inspirés d’une physique désuète (la mécanique) et la recherche économique serait enferrée dans des efforts vains de raffinements mathématiques, ignorant des principes révolutionnaires que la physique elle‑même reconnaissait dès la fin du dix‑neuvième siècle.
En accord avec cette vue, Hodgson juge nécessaire de prendre en compte l’historicité des phénomènes et de ne pas restreindre l’unité d’analyse fondamentale à l’individu mais de considérer également les propriétés émergentes des groupes et des institutions afin d’aboutir à une représentation plus pertinente de la réalité économique et culturelle. Cette réforme de la théorie économique contemporaine pourrait impliquer l’abandon du référent mécanique de la physique classique et s’inspirer plutôt de la biologie 12 . Hodgson affirme que les sciences sociales gagneraient à s’inspirer de l’évolutionnisme darwinien – démarche qu’il a appelé depuis le « darwinisme universel », pour aboutir à une analyse économique plus convaincante, en particulier au sujet du devenir des institutions 13 .
La lecture d’Hodgson des rapports passés entre économie et biologie est donc guidée par cette insatisfaction vis‑à‑vis de la théorie économique contemporaine. Son ouvrage s’intéresse aux relations entre économie et biologie depuis la Fable des Abeilles de Mandeville (1724) jusqu’à la réception de la sociobiologie par les économistes (1975). Hodgson se livre à un exercice tout à fait intéressant de définition du concept d’évolution, en rappelant la distinction classique entre évolution ontogénique et phylogénique. Cette distinction permet de mieux saisir les différences fondamentales entre des modèles qui prétendent chacun décrire le « développement » en biologie : leur transposition en économie n’a pas abouti au même résultat selon que l’économiste se référait à l’une ou l’autre famille de modèles d’évolution. De même, Hodgson analyse deux courants de la biologie contemporaine dont les contradictions ne sont pas sans rappeler des débats en économie.
D’un côté, les évolutionnistes adaptationnistes ou ultra‑darwiniens auraient poussé la logique darwinienne au point de la pervertir. Selon les tenants de cette approche, la théorie darwinienne signifie que les organismes sont parfaitement adaptés à leur environnement (car s’ils ne l’étaient pas, ils auraient été poussés à disparaître). Toutes leurs caractéristiques doivent donc pouvoir s’entendre comme optimales au regard de la fonction et des contraintes qui leur sont associées.
Une seconde approche met l’accent sur le temps historique dans lequel se déroule effectivement l’évolution des espèces. Cette historicité de l’évolution entraîne plusieurs effets de distorsion (hystérèse, dépendance de sentier, déphasages, etc.) mettant au rang de fiction la biologie qui suppose que les êtres sont des organismes adaptés à tous points de vue. Par bien des aspects, l’exposé du débat entre ces deux courants de la biologie théorique permet d’éclairer les débats sur l’homo oeconomicus. L’analyse à laquelle se livre Hodgson est donc originale. Cela étant, l’absence de distanciation de l’auteur vis‑à‑vis de son sujet (puisque Hodgson est explicitement critique de la démarche néoclassique à laquelle il associe le premier des courants de la biologie que nous avons décrit), pose un problème important du point de vue de l’histoire de la pensée économique.
L’effort salutaire de caractérisation d’une notion pertinente d’évolution qu’Hodgson entreprend revient à exclure de son récit des auteurs et leurs œuvres au nom de leur caractère supposément « non véritablement évolutionn[aire] ». S’il prend soin de s’en expliquer longuement dans le cas de Joseph Schumpeter (ce qui n’a pas empêché une critique sérieuse de sa thèse, voir Matthias Kelm [1997] et Hodgson [1997]), il rejette d’autres questions importantes bien plus rapidement :
‘[…] Samuelson a pu emprunter des matériaux appropriés qui avaient été développés dans les éditions des Elements of Mathematical Biology d’Alfred Lotka. Herbert Simon (1959) nota comment Samuelson s’était approprié des idées analytiques concernant l’utilisation d’équations différentielles, de stabilité de l’équilibre et de statique comparative, à partir des travaux de Lotka. Cependant, ces emprunts n’ont pas grand‑chose à voir avec la biologie per se. Il s’agit de notions mécanistes, communes à la physique, et qui n’ont rien à voir avec les notions plus richement biologiques telles que la pensée populationnelle et l’irréversibilité du temps, que nous avons soulignées. (Hodgson, 1993, p. 284n) 14 .’On perçoit la limite de l’approche privilégiée par Hodgson. Certes, elle permet de définir rigoureusement ce qu’est une théorie économique « évolutionnaire » et de l’inscrire dans une tradition historique construite rétrospectivement. Mais précisément, cette opération de reconstruction conduit à exclure ou négliger les autres aspects importants des rapports entre l’économie et la biologie qui ne satisfont pas aux critères de son programme – notamment les aspects mécaniques biens présents en biologie. Comme nous le montrerons dans notre travail, les contacts entre économie et biologie montrent une plus grande diversité lorsqu’on abandonne une perspective institutionnaliste 15 .
Parmi les autres économistes institutionnalistes qui ont commenté les liens de l’économie à la biologie depuis 1945, on trouve Elias Khalil (1992a, 1992b, 1998) dont les travaux de 1992 ont entraîné l’organisation d’un symposium sur les rapports entre économie et biologie en 1993, dont les actes sont parus dans Methodus. Hodgson est rédacteur en chef du Journal of Institutional Economics, Khalil est membre de son comité de rédaction. On trouve d’autres récits sur le passé des relations entre économie et biologie inscrits explicitement dans une critique de l’économie dominante contemporaine. Voir en particulier l’essai de Norma Clark et Calestous Juma (1990) ou le plus obscur mais significatif « Biology, sociology and economics ‑ an historical analysis » de Robert Cherry (1980) ; enfin, la série en quatre volumes éditée par Routledge, Evolutionary Theory in the Social Sciences par William Dugger et Howard Sherman (2003), un recueil largement composé de reproduction d’articles du Journal of Economic Issues.
Précisons que les critiques institutionnalistes s’adressent à la théorie contemporaine en général malgré la balkanisation de cette dernière. Ce sont en fait les principes communs à toutes les sous‑disciplines qui font l’objet de critiques, en particulier le principe de maximisation.
Voir Hodgson (1999, 2000, 2003a, 2004). Il emprunte l’expression « darwinisme universel » au biologiste Richard Dawkins (1983).
« […] Samuelson was able to borrow appropriate materials that had been developed in the early editions of Alfred Lotka’s Elements of Mathematical Biology. Herbert Simon (1959) noted how Samuelson had appropriated analytical ideas concerning the use of differential equations, the stability of equilibria and comparative statics from Lotka’s work. However, these have little to do with biology per se. They are mechanistic notions, common to physics, and have nothing to do with richer biological notions such as population thinking and time irreversibility which have been highlighted ».
Ainsi : « Un préjugé doit être ici admis. Un économiste qui se tourne vers la biologie à la recherche d’une alternative à la métaphore mécaniste va peu probablement être attiré par les courants mécanistes et réductionnistes de la pensée biologique, quelle que soit leur importance contemporaine ». (Hodgson, 1993, p. 25).