2.1.3. Proposition d’une nouvelle perspective historiographique

Charles Rosenberg, l’éminent historien de la biologie et de la médecine, notait dans un essai d’historiographie :

‘Quand j’ai commencé à apprendre les premiers éléments d’histoire des sciences à la fin des années 50 et début des années 60, je découvris que le champ s’agitait beaucoup sur la question de la différence entre ce qui s’appelait les approches interne et externe. Personne ne défendait cette distinction ; en fait, la plupart la déplorait – et ont continué à la déplorer – mais elle reste une question ouverte. (Rosenberg, 1997, p. 240) 18 .’

La discipline de l’histoire de la pensée économique est agitée des mêmes questions. Comme dans les autres disciplines, la révolution kuhnienne a popularisé une perspective méthodologique nettement moins normative (un abandon des « règles, » D. Wade Hands, [2001]), et le développement des science studies a encouragé un regard historique reconnaissant que la science est une forme de connaissance perméable aux influences socioculturelles de son époque, à l’instar d’autres formes de connaissance.

En guise de définition de la paire internaliste – externaliste à laquelle Rosenberg fait référence, nous retiendrons la distinction proposée par l’historien des sciences Helge Kragh (1987) entre histoires anachronique et diachronique. Kragh appelle anachronique le point de vue qui considère que « la science passée devrait être étudiée à la lumière de la connaissance que nous avons aujourd’hui, dans le but de comprendre le développement de cette dernière, en particulier comment la science passée a conduit au présent ». La vision diachronique est « l’étude de la science du passé à la lumière de la situation et des opinions qui étaient celles qui existaient en fait dans le passé ; en d’autres termes c’est ignorer toutes les occurrences postérieures qui ne pouvaient pas avoir d’influence sur la période en question », (Krach, 1987, pp. 89‑90).

Comme dans les autres disciplines, les historiens de la pensée économique, s’ils appellent de leurs vœux le mariage des perspectives internaliste et externaliste, restent néanmoins souvent attachés à l’une ou l’autre de ces pratiques de l’histoire de la pensée économique 19 .

Ces débats historiographiques en histoire de la pensée économique peuvent suggérer des perspectives sur le sujet qui nous intéresse. Au regard de la littérature existante sur les relations entre économie et biologie dans l’histoire récente, dont nous avons pu constater qu’elle avait un caractère essentiellement anachronique, notre perspective historiographique aura pour ambition de la réconcilier avec une perspective diachronique. En effet, l’étude des épisodes passés de la relation entre économie et biologie gagnerait à mieux cerner les circonstances contemporaines dans lesquelles ces relations se sont nouées, et qui ont été jusqu’ici relativement ignorées. Les conditions entourant l’écriture des contributions pertinentes, les ambitions poursuivies par les auteurs au moment concerné, leur situation professionnelle et éventuellement même leur situation personnelle, leur parcours intellectuel, la position générale de la profession des économistes dans les sciences et la société au moment de la rédaction des pièces majeures et mineures, sont autant d’éléments qui permettront de restituer l’originalité de l’entreprise intellectuelle 20 .

Cette approche diachronique des relations entre économie et biologie a commencé à être explorée, mais essentiellement hors des revues d’histoire de la pensée économique. Nous allons donc nous intéresser à la production des historiens de la civilisation américaine, et des spécialistes de l’histoire des sciences dans une perspective culturelle et sociale, qui ont fourni un vaste corpus sur des thèmes importants de la relation historique entre économie et biologie.

Notes
18.

« When I began to learn a bit about the history of science in the late 1950s and early 1960s, I discovered that the field was much agitated about the difference between what were called internal and external approaches. No one defended the distinction; in fact, most deplored it–and have continued to do so–but it remains an issue ».

19.

 Cette situation rappelle le bon mot de Pierre Desproges : « ‘Qu'on soit de gauche ou de droite, on est hémiplégique’ disait Raymond Aron. Qui était de droite ». Pour une histoire de l’historiographie de la pensée économique, voir E. Roy Weintraub (2007), qui est lui‑même partisan d’une histoire diachronique de la pensée économique. Ces questions se sont trouvées exacerbées au début des années 1990, quand il est devenu apparent que l’histoire de la pensée économique perdait du terrain dans les cursus d’économie dans les universités nord américaines. Les partisans d’une approche internaliste en ont alors conclu que l’histoire de la pensée économique pouvait être revigorée par un resserrement des liens avec les économistes. Voir Mark Blaug (2001), Heinz Kurtz (2006) et les contributions au symposium The Future of the History of Economics : Young scholars' perspective organisé à la réunion annuelle de 2005 de la European Society for the History of Economic Thought [ESHET], disponibles sur http ://www.dpo.uab.edu/~angner/future.html . Les externalistes y voyaient en revanche une raison supplémentaire de se rapprocher des historiens des sciences, quitte à abandonner les départements d’économie (Schabas, 1992 ; Weintraub, 2002a ; Mirowski, 2002a). En France, bien que la situation institutionnelle de l’histoire de la pensée économique semble plus favorable qu’aux États‑Unis, les débats sur la nature et l’avenir de l’histoire de la pensée économique épousent des lignes similaires.

20.

Il s’agit évidemment d’un idéal, il est de fait impossible de restituer complètement toutes les dimensions d’un temps passé. Il n’existe à notre connaissance aucun travail s’interrogeant sur les conditions ayant mené Alchian, Edith Penrose, Jack Hirshleifer, Nelson, Samuelson, Tullock, et Winter, à s’intéresser et à écrire sur la relation entre économie et biologie. Notons cependant les travaux de Philippe Fontaine sur l’intégration des sciences de Boulding (Fontaine, 2006) et l’altruisme en biologie et économie (Fontaine, 2007a, 2007b), qui mettent en scène nombre de ces auteurs.