2.2.1. Le darwinisme social et son historiographie changeante

L’expression « darwinisme social, » lue littéralement, désigne l’application du concept de sélection naturelle, élaboré par Charles Darwin pour expliquer l’évolution des formes vivantes, à l’étude de l’évolution des sociétés humaines. Elle est communément employée dans un sens péjoratif, indiquant que cette extrapolation du naturel au social sert des intérêts conservateurs et réactionnaires 22 .

L’historiographie du darwinisme social insiste pourtant sur le caractère trompeur de l’expression (Bannister, 1979 ; Bellomy, 1984 ; Hodgson, 2004) 23 . Robert Bannister rappelle que lorsqu’on examine l’œuvre et les discours de ceux qui sont communément reconnus comme des darwinistes sociaux (Spencer et Graham Sumners sont les plus cités), on s’aperçoit qu’ils étaient en fait indifférents ou critiques à l’égard de la théorie darwinienne de la sélection naturelle, et qu’ils développaient leurs propres systèmes d’évolution universelle.

Un retour sur les mouvements sociaux et politiques et littéraires de l’époque montre également que le darwinisme social n’était pas non plus l’apanage des penseurs sociaux réactionnaires, et bien des socialistes tentaient de mettre en cohérence leur socialisme « scientifique » avec la science biologique la plus récente 24 . La thèse de Bannister confine par moments à l’exercice de réhabilitation de la philosophie sociale de Spencer (dont on n’aurait retenu que le pessimiste aigri des dernières années), ou à un portrait peu convaincant des élites économiques et intellectuelles américaines méfiantes ou critiques de tel ou tel aspect du système spencérien (Bannister, 1979, pp. 57‑96). Mais il réussit à montrer que ce qu’on appelle aujourd’hui « darwinisme social » recouvrait une plus grande variété de courants intellectuels, et recelait davantage de contradictions internes, que l’interprétation traditionnelle pouvait le laisser supposer.

Hodgson, qui a mené une étude bibliométrique de l’expression « darwinisme social » sur un grand échantillon de journaux anglo-saxons, confirme que le terme était en réalité très peu employé avant les années 40. C’est en fait l’ouvrage d’un commentateur postérieur du « darwinisme social » qui semble avoir joué un rôle crucial dans la consolidation du « darwinisme social » comme expression de l’alliance calamiteuse entre sciences sociales et biologie.

Issu de la thèse d’un étudiant qui allait devenir l’un des historiens les plus en vue de sa génération, Social Darwinism in American Thought (1944) était écrit dans un style vif et enjoué, et faisait preuve d’une maîtrise impressionnante des sources écrites. Richard Hofstadter y défendait la thèse que les arguments évolutionnaires en sciences sociales avaient constamment servi des conceptions sociales conservatrices ou réactionnaires, depuis la défense d’un ordre établi favorable aux classes dominantes de la société, jusqu’à la justification du racisme et de l’impérialisme. Cet argument historique rencontra un écho certain, au moment où l’étendue de la barbarie nazie, appuyée sur un discours biologique « scientifique », se faisait connaître.

Comme le montre le relevé bibliométrique établi par Hodgson (figure 1), c’est précisément au moment de la publication du Social Darwinism d’Hofstadter que l’expression « darwinisme social » devint populaire dans le discours scientifique.

Figure 1. Parmi les revues anglo‑saxonnes de la base de donnée J‑Stor, articles ou recensions d’ouvrages dans lesquels apparaît la dénomination « Social Darwinism »

Source : Hodgson, 2004, p. 436.

L’ouvrage aboutissait à une conclusion qui fut sans doute pesée par ses quelque 200 000 lecteurs :

‘Quelle que soit le cours que suivra la philosophie sociale dans le futur, cependant, quelques conclusions sont maintenant acceptées par la plupart des humanistes : que des idées telles que ‘la survie du plus apte’, quelle que soit sa douteuse valeur en science naturelle, sont absolument inutiles dans la recherche de la compréhension de la société ; que la vie de l’homme en société, s’il s’agit bien incidemment d’un fait biologique, a des caractéristiques qui ne sont pas réductibles à la biologie et qui doivent être expliquées dans les termes distincts d’une analyse culturelle […], (Hofstadter, 1944, p. 176) 25 .’

L’état particulier de l’historiographie du « darwinisme social » en ce début d’après‑guerre eut des conséquences négatives durables sur les rapports entre économie et biologie, qui demandent à être étudiées.

Cet examen de la littérature sur le darwinisme social souligne deux choses. D’une part, l’étude du « darwinisme social » doit être poursuivie sur l’après‑guerre, car les œuvres traitant de ce thème couvrent souvent uniquement le dix‑neuvième et la première partie du vingtième siècle. L’économie, déjà très négligée dans les études citées, l’est encore plus dans les quelques études qui se prolongent au‑delà de 1945. En particulier, l’examen des rapports de l’économie à la sociobiologie, qui ont suscité une recrudescence des accusations de « darwinisme social, » permettront d’évaluer la signification récente du concept 26 .

D’autre part, il apparaît que l’historien doit sans doute renoncer à utiliser le « darwinisme social » comme catégorie analytique dans son propre travail. Si l’histoire de cette dénomination a révélé une chose, c’est qu’il n’y avait aucun consensus sur sa signification, que sa connotation infâmante dispensait d’un examen rigoureux des idées en présence, et que sa géométrie variable pouvait lui faire désigner quelques individus conservateurs, mais aussi bien tous les économistes s’étant intéressés à la biologie, depuis Thorstein Veblen jusqu’à Nelson et Winter.

Outre les travaux des historiens de la civilisation américaine, les historiens des sciences dans une perspective sociale et culturelle ont eux aussi fourni des études importantes pour faire avancer la compréhension diachronique des rapports entre économie et biologie.

Notes
22.

Darwin avait lui‑même écrit un ouvrage sur l’évolution des sociétés humaines, mais où il invoquait des principes différents de ceux de la sélection naturelle – notamment la notion de sympathie (empruntée à David Hume et Adam Smith), et la concurrence sexuelle (Darwin, 1871 ; Marciano et Pélissier, 2000 ; Laurent, 2001), ce qui conduit souvent à l’exonérer de l’accusation de darwinisme social. Un retour sur certains passages de son ouvrage de 1871, et une lettre de Darwin redécouverte récemment par Richard Weikart (1995), montrent cependant qu’on ne peut exonérer Darwin d’avoir développé des vues conservatrices (anti‑syndicalistes, notamment) en invoquant sa propre théorie de la sélection naturelle.

23.

Bien entendu, les auteurs défendant cette thèse ne remettent pas en cause la réalité des vues conservatrices et réactionnaires que l’expression « darwinisme social » désigne. Hodgson en particulier prend soin de préciser qu’il s’intéresse à l’histoire de l’expression précisément pour mettre fin à l’amalgame entre l’idéologie réactionnaire désignée par « darwinisme social, » et les justes applications de la théorie de la sélection naturelle de Darwin en sciences sociales – pour expliquer l’évolution des institutions notamment. On doit noter ici que l’article d’Hodgson n’est pas paru dans une des revues d’histoire de la pensée économique, mais dans le Journal of Historical Sociology. L’article de Donald Bellomy, qui a la taille d’un petit livre, est souvent réduit à une répétition de l’argument de Bannister (Weikart, 1995 ; Hodgson, 2004). C’est en fait la meilleure synthèse disponible actuellement sur le « darwinisme social » aux États‑Unis, en Angleterre, France, Allemagne et Italie. La conclusion de Bellomy est bien plus nuancée que celle de Bannister, et loin de suggèrer que le « darwinisme social » était un « mythe, » Bellomy reconnaît que « tout penseur sérieux devait faire face [en 1870‑1920] à la question du darwinisme et de l’évolution ». (Bellomy, 1984, p. 128).

24.

Le symbole de ce possible rapprochement étant l’oraison prononcée par Friedrich Engels sur la tombe de Karl Marx : « De même que Darwin a découvert la loi de l’évolution de la nature organique, Marx a découvert la loi de l’évolution de l’histoire humaine ». L’expression « darwinisme social » semble même avoir été utilisée pour la première fois en 1880 par un socialiste français, Émile Gautier, dans un pamphlet en réponse aux interprétations anti‑égalitaristes du darwinisme par Ernst Haeckael (Bellomy, 1984, p. 47 ; Béjin 1992). Bellomy (1984, pp. 81‑85) montre l’influence de la biologie contemporaine y compris dans les mouvements littéraires : il examine l’œuvre de H. G. Wells, et évoque l’influence du darwinisme dans le Germinal de Émile Zola et L’Appel de la forêt de Jack London, tous trois des auteurs extrêmements lus à l’époque.

25.

 « Whatever the course of social philosophy in the future, however, a few conclusions are now accepted by most humanists : that such biological ideas as the ‘survival of the fittest,’ whatever their doubtful value in natural science, are utterly useless in attempting to understand society; that the life of man in society, while it is incidentally a biological fact, has characteristics that are not reducible to biology and must be explained in the distinctive terms of a cultural analysis… »

26.

Outre les références déjà citées sur le darwinisme social, Howard Kaye (1986) poursuit jusqu’à 1980 mais s’intéresse à la pensée sociale sans évoquer distinctement les disciplines des sciences sociales. Degler (1991) est une référence classique sur le darwinisme en sciences sociales qui couvre tout le vingtième siècle, mais son examen des sciences économiques est lapidaire. Stephen Sanderson (2007) livre un compte rendu analytique des doctrines évolutionnaires en sciences sociales depuis Spencer jusqu’à nos jours, mais la science économique n’est pas incluse. Bellomy (1984) et Leonard (2005b) apportent une réflexion intéressante sur les changements que l’historiographie du darwinisme social a subis depuis Hofstadter, mais sans s’intéresser aux relations entre économie et biologie dans les États‑Unis d’après‑guerre. Étrangement, le débat sur la sociobiologie et son impact en économie reste peu étudié. Ainsi, la sociobiologie dans les années 70 a fait l’objet d’études de grande qualité (Ullica Segersträle 1983, 1986, 2001) mais la réception de la sociobiologie de Wilson en sciences sociales n’est évoqué rapidement qu’en rapport à l’anthropologie (avec Marshall Sahlins, notamment), la linguistique (via Noam Chomsky) ou aux sciences politiques (biopolitics), sans même que mention ne soit faite des débats suscités par la sociobiologie en économie. Voir cependant Vromen (2007b) et Levallois (2007a).