2.2.2. L’éclairage de la littérature en science studies

À bien des égards, les études sociales des sciences (social studies of science) apparaissent comme très fécondes pour notre sujet. Bien qu’aucune étude ne porte à notre connaissance spécifiquement sur les liens entre économie et biologie après 1945, de nombreux travaux sur des thèmes tels que les think tanks de la guerre froide, les réseaux au sein de la communauté scientifique, la naissance de disciplines telles que la cybernétique ou la théorie des systèmes, fournissent des éléments cruciaux pour l’histoire des relations entre économie et biologie.

En effet, ces études abandonnent la focalisation sur une discipline spécifique et préfèrent suivre le développement d’un « objet » (institution, groupe d’étude, idée force, etc.) à la jonction entre plusieurs disciplines, ce qui permet de mettre en lumière les jeux et les contacts à l’interface de ces disciplines, ce qui nous intéresse précisément. Par exemple, l’étude réalisée par Steve Heims (1991) sur les comptes rendus des conférences Macy (1942‑1953) est une source unique pour mieux cerner la place des biologistes dans le mouvement interdisciplinaire d’après‑guerre.

D’autre part, ces études se trouvent être beaucoup plus contextualisées que l’histoire des de la pensée traditionnelle, ce qui met à notre disposition des matériaux précieux pour expliquer la relation entre économie et biologie dans une perspective diachronique. On s’aperçoit en effet que des phénomènes institutionnels ou historiques puissants étaient à l’œuvre pour qu’un rapprochement se produise entre deux disciplines qui ne sont pas « contiguës » dans le spectre académique. La participation de scientifiques biologistes et économistes à des entreprises communes (par exemple, le Local Community Research Committee à l’Université de Chicago, le Statistical Research Group de Columbia, la RAND Corporation, ou le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences à Stanford), ou à des mouvements intellectuels communs (engagement pacifiste, la lutte contre le maccarthysme sur les campus, le développement d’une pensée écologique) a eu une grande importance dans leur rapprochement 27 .

Ces éléments institutionnels et culturels montrent l’interpénétration entre « texte » et « contexte, » le dernier n’étant pas d’une nature plus superficielle ou plus dispensable que le premier. L’histoire de l’économie est plus significative lorsque la pensée n’est pas envisagée comme une production éthérée ou intemporelle, mais plutôt étudiée en liaison avec les conditions humaines et institutionnelles prévalant à l’époque de sa formation. Ainsi, bien qu’apparaissant peut‑être éloignés de notre objet d’étude, les études de thèmes transversaux abordés en histoire des sciences constituent une littérature de référence pour notre sujet 28 .

Les littératures produites par les historiens de la civilisation américaine et les historiens des sciences fournissent donc un matériau qui a été relativement sous‑exploité jusqu’ici dans l’étude des relations entre économie et biologie dans l’après‑guerre. Nous nous appuierons également sur des sources primaires originales (archives d’économistes et de biologistes, entretiens d’histoire orale) pour restituer plus complètement la pertinence et les enjeux qui motivaient les acteurs de cette relation interdisciplinaire, à l’époque où elle se nouait. Afin de pouvoir jauger les résultats que nous obtiendrons en adoptant cette nouvelle approche historiographique, il convient de présenter brièvement la trame des rapports entre économie et biologie dans l’après‑guerre, telle qu’elle émerge des comptes rendus disponibles.

Notes
27.

Un argument similaire est avancé par Steve Medema (2000, p. 289).

28.

Cette littérature est très dense et ne peut pas être détaillée plus avant ici. Notre souci d’intégrer ce type de littérature n’est pas une position isolée, et les études sur la guerre froide fondent aujourd’hui la trame de nombreux récits en histoire de la pensée économique. Voir en particulier l’ouvrage de Sonja Amadae (2003) au titre explicite (Rationalizing Capitalist Democracy : The Cold War Origins of Rational Choice Liberalism), et l’étude de Philip Mirowski (2002b). Une étude historique convaincante a porté sur un domaine scientifique (la logique) qu’on aurait pu penser relativement immunisé contre de tels facteurs contextuels. Voir le How the Cold War Transformed Philosophy of Science to the Icy Slopes of Logic de George Reisch (2005).