2.3. Le point de vue canonique de la relation entre économie et biologie dans l’après‑guerre

Une première caractéristique de la littérature est l’amalgame entre biologie et évolutionnisme 29 . Bien souvent, l’étude de la première se réduit à l’analyse du second. Ainsi, l’ouvrage d’Hodgson s’intitulant sans ambiguïté Economics and Evolution a pourtant largement fixé l’historiographie sur les relations entre économie et biologie. Les autres sous‑disciplines de la biologie (la physiologie et la neurophysiologie, la biométrie, l’éthologie, la génétique, l’écologie animale et végétale, les différentes branches de la zoologie) sont alors abordées sous l’angle de leur relation à l’évolutionnisme (certes, un point crucial) ou simplement ignorées. Le fait que les auteurs de récits sur l’histoire de la relation entre économie et biologie soient principalement des économistes institutionnalistes préoccupés par la transposition des principes d’un « darwinisme universel » aux sciences sociales est sans doute déterminant dans l’acceptation de cette vision historique.

Les comptes rendus classiques marquent systématiquement le renouveau post‑marshallien de l’analogie biologique à la parution en 1950 de « Uncertainty, evolution and economic theory » d’Alchian dans le Journal of Political Economy (Clark et Juma, 1988). Cet article appliquait un principe de sélection naturelle à la dynamique de la concurrence entre firmes, ce qui aboutissait à défendre de façon élégante les conclusions de l’analyse marginale sans prêter le flanc aux critiques émises par les économistes d’Oxford sur le réalisme de la théorie de la firme. Le succès de cette approche, reprise centralement en 1953 par Friedman dans son célèbre essai sur la méthodologie de l’économie positive, a suscité une vaste littérature sur la validité de l’analogie biologique invoquée par Alchian, sans que les raisons historiques de cette reprise particulièrement féconde n’aient été élucidées.

La littérature secondaire associe étroitement l’article d’Alchian à celui de Penrose (1952) dans l’American Economic Review, qui critiquait l’usage des analogies biologiques dans la théorie de la firme. Le fait qu’Alchian réplique à Penrose l’année suivante a sans doute contribué à associer ces deux articles dans ce qu’on appelle aujourd’hui volontiers le « débat Alchian / Penrose », bien que la contribution de cette dernière ne puisse se réduire à une telle lecture et agisse davantage comme un « révélateur » de l’état général des relations entre biologie et sciences sociales dans l’immédiat après‑guerre. Il faut aussi noter que c’est à ce point de la chronologie que se tarissent de nombreuses sources sur l’histoire des relations entre biologie et économie, les épisodes ultérieurs de la relation étant beaucoup moins explorés ou débattus.

Le jalon suivant dans les comptes rendus classiques des relations entre économie et biologie après 1945 est la thèse de Winter de 1963 publiée sous la forme d’un long essai dans les Yale Economic Essays en 1964 (Hirshleifer, 1977). Il s’agissait d’un examen critique du cadre conceptuel d’Alchian par une mise en modèle des concepts fondamentaux de la « sélection naturelle économique ». Cet article est considéré (Vromen, 1995, p. 74) comme le premier pas en direction de l’ouvrage que Winter publiera en 1982 avec Nelson – les premiers travaux de ce dernier, qui mettaient en avant une analogie de la « diffusion » plutôt que de « l’évolution, » restant de ce fait peu mis en lumière dans l’histoire des rapports entre économie et biologie.

Les comptes rendus notent ensuite le rôle déterminant de Sociobiology : The New Synthesis (« l’effet d’une bombe », Hodgson, [2005]) dans l’intensification des relations entre économie et biologie. Publié en 1975, l’ouvrage de Wilson fut suivi d’un long essai programmatique de Hirshleifer (1977) défendant un rapprochement de l’économie à la biologie sous l’autorité de la sociobiologie. Hirshleifer est associé dans cette entreprise à Gary Becker (auteur d’une recension de Sociobiology pour le Journal of Economic Literature en 1976) et Tullock (Hodgson, 2005), bien que ce dernier ait écrit justement pour mettre en doute la validité des enseignements de la sociobiologie pour les sociétés humaines.

Enfin, l’ouvrage de Nelson et Winter An Evolutionary Theory of Economic Change (1982) est le dernier à être régulièrement cité pour son impact dans la relation contemporaine que l’économie entretient avec la biologie. Nous retiendrons donc sa date de parution comme borne supérieure de notre étude. Fruit d’une collaboration dont les débuts sont datés généralement à 1973 (même si nous le verrons, les deux auteurs se connaissent et collaborent en fait depuis la fin des années 50), An Evolutionary Theory propose une application à de nombreux domaines économiques de l’approche évolutionnaire (jusque‑là cantonnée avant tout à la théorie de la firme) dans le but explicite d’en finir avec « l’orthodoxie néoclassique », dont ils critiquent le manque de portée empirique.

Le regard historique porté sur cette œuvre retient qu’elle a eu pour inspiration essentielle la biologie évolutionnaire, comme en témoignerait l’analogie routines organisationnelles / gènes. Une période se clôt avec l’ouvrage de 1982, comme si une respiration était nécessaire après l’intensité des contacts entre économie et biologie des années 70. Nous pouvons maintenant présenter le cadre de notre approche.

Notes
29.

Et l’évolutionnisme envisagé est implicitement darwinien. Cependant, un vif débat s’est récemment développé sur la distinction entre darwinisme, lamarckisme et weismannisme en économie (évoqué dans notre chapitre 6).