3.1.2. La nature des relations interdisciplinaires

La question des rapports entre disciplines a donné lieu à une littérature très riche. Ces rapports n’ont pas toujours été conçus comme le fruit de transferts directs entre disciplines. Ainsi, dans Les Mots et les choses (2003), Michel Foucault fournit une analyse historique de l’évolution parallèle de l’économie et de la biologie sans évoquer leurs rapports directs. Selon Foucault, chaque « âge » de l’histoire admet des conditions particulièresqui permettent d’élever une réflexion au statut de connaissance (l’épistémè). À une époque donnée, l’épistémè agit comme un socle commun aux diverses formes que peuvent prendre les connaissances scientifiques dans chaque discipline. Les stades de développements relativement identiques et passablement synchronisés de l’économie et de la biologie (et de la linguistique) seraient dus au rôle déterministe de la source épistémologique commune : « [L’analyse de la richesse] est à l’économie politique ce qu’est la grammaire générale à la philologie, ce qu’est l’histoire naturelle à la biologie », (Ibid., p. 179).

Cette approche des relations interdisciplinaires par une « sous‑couche » épistémologique commune n’est pas la plus fréquente. Elle reste difficile à étayer sur le temps relativement bref (moins d’un demi‑siècle) et récent qui nous intéresse, car le socle épistémologique n’a pas eu le temps de varier et ne peut pas être considéré avec un recul historique. Nous retiendrons cependant deux traits de cette analyse.

Foucault a insisté sur le fait que l’évolution historique des disciplines n’était pas explicable comme une succession de problèmes résolus, comme par une « rationalisation croissante ». Cette leçon évite de porter des jugements toujours plus positifs à mesure que l’on se rapproche du présent. Ensuite, nous conserverons l’idée que les évolutions parallèles entre disciplines n’ont pas pour seule explication leurs interactions directement observables : celles‑ci peuvent être simplement l’actualisation circonstancielle de principes épistémologiques partagés (que nous appellerons « métaphores constitutives », voir infra), qu’il est également intéressant de mettre au jour.

Les contacts directs entre disciplines ont engendré une littérature plus abondante, et suggèrent une grande variété d’interprétations. Parce que l’économie et la biologie se situent de part et d’autre de la frontière traditionnelle entre sciences naturelles et sociales, il est possible de penser leur rapprochement comme l’exercice d’un réductionnisme. Le réductionnisme implique un ordre hiérarchique entre disciplines. La discipline « réduite » voit ses méthodes traditionnelles déconsidérées scientifiquement, et la substance de son sujet « mieux expliquée » par les modèles et les méthodes scientifiques de la discipline réductrice. La stratégie ouvertement réductionniste de Wilson à l’égard des sciences sociales, dont l’économie, peut faire penser que les rapports entre économie et (socio)‑biologie dans les années 70 se prêtent à une lecture sur ce mode 33 . Plusieurs éléments militent cependant contre ce choix, notamment le fait qu’historiquement, la sociobiologie a emprunté nombre de ses méthodes à l’économie. Quelle discipline serait alors réduite à quelle autre ?

Selon nous, cette fertilisation mutuelle des sciences économiques et biologiques empêche également de penser les rapports entre économie et biologie selon les termes d’une relation de « discipline pure » à « discipline appliquée » (Backhouse et Biddle, eds., 2000), ou en termes d’« impérialisme » (Radnitzky, 1992). La référence à l’économie comme « biologie appliquée » (ou l’inverse) suppose un ensemble de concepts « purs » en biologie qui trouveraient une application empirique en économie. Or, par exemple, cette perspective ne rend pas compte de la richesse des discussions sur l’économie évolutionnaire, où certains principes de la sélection naturelle sont repris, mais ensuite réélaborés théoriquement, par leurs « utilisateurs » en économie.

La référence à l’impérialisme suggère l’occupation d’un territoire scientifique par une force envahissante et une certaine échelle de l’entreprise. Cette vision ne rend pas bien compte des contacts entre économie et biologie qui avaient une vision collaborative des rapports entre sciences (on pense ici à Boulding) et ignore également les contacts plus circonstanciels entre les deux disciplines.

Une approche plus prometteuse semble alors de s’intéresser aux échanges entre disciplines comme transferts analogiques. L’étude de ces échanges a donné lieu à la littérature la plus abondante 34 .

Il peut sembler paradoxal de recourir à la notion d’analogies, ou de métaphores, pour s’adresser à des questions de méthodologie en science. Après tout, la science moderne s’est modelée sur « l’idéal que fournit la démonstration mathématique pour constituer un langage dont la propriété essentielle est la clarté. Le langage quotidien n’est plus maintenant que l’envers, l’autre de ce discours pur, rongé par les impropriétés, les approximations, les confusions ; les figures, et en particulier la métaphore, sont comme la marque irrémédiable de cette tare ». (Jean Molino, 1979, p. 84). Mais justement, poursuit Molino, la remise en cause du modèle scientifique hypothético‑déductif, le nouvel intérêt pour la métaphore en linguistique, et enfin la rencontre de la philosophie des sciences et de la linguistique, ont fini par poser la question : existe‑t‑il une science « pure » de tout effet stylistique ou rhétorique ? Les métaphores n’ont‑elles qu’un effet ornemental, ou persuasif ?

Un ouvrage pionnier rompant avec les présupposés de la rhétorique classique, et reconnaissant un rôle plus important aux analogies en science, est le recueil d’essais du philosophe Max Black, dont le titre annonce justement ce rapprochement entre épistémologie et analyse littéraire (Models and Metaphors, Black, 1962). Nous tirerons de cette analyse l’identification de deux modes essentiels d’échanges analogiques entre disciplines 35 .

Black choisit de désigner par « modèle » une catégorie hétéroclite de procédés cognitifs, qu’il définit chacun en les comparant au procédé le plus trivial, mais dont la définition est également la plus communément acceptée : le modèle d’échelle réduite (Black, 1962, pp. 219‑243). Ainsi, il définit l’analogie comme un modèle qui au lieu de représenter l’original (le principal) par une copie (le subsidiaire) à un facteur de taille près, établit une reproduction de la structure et des relations présentes dans l’original (ce que les mathématiciens appellent un isomorphisme), de telle façon que la terminologie applicable au principal conserve une valeur de vérité chez le subsidiaire. Ces degrés de liberté supplémentaires par rapport au modèle d’échelle réduite sont source de dangers, car il existe le risque d’inférence fallacieuse, l’analogie produisant inévitablement des distorsions entre l’original et sa reproduction. Mais l’analogie a également une valeur heuristique, car la juxtaposition du principal et du subsidiaire peut révéler chez ce dernier des relations formelles qui n’avait pas été décelées 36 . Lorsque le principal et le subsidiaire appartiennent à deux disciplines différentes, l’analogie servant des buts heuristiques est donc une première source identifiée de contact interdisciplinaire.

Pour revenir à la description des modèles de Black, les modèles analogiques et leurs propriétés heuristiques semblent pouvoir être opposés à un dernier type de modèle, le plus éloigné du modèle de départ de l’échelle réduite. En se référant au philosophe Stephen Pepper, Black note qu’il existe également des « modèles submergés, opérant dans la pensée même de celui qui écrit, » qu’il appelle « archétypes » (Black, 1962, pp. 239‑241 ; Pepper, 1970). Ces « métaphores racines » ou « hypothèses sur le monde », selon Pepper, sont inarticulés, tacites.

En suivant Pepper, nous considérerons que les métaphores racines doivent être transdisciplinaires par nature, puisque leur nature inconsciente empêche qu’elles soient formulées et « calées » sur l’évolution contemporaine d’une discipline : nous ne parlerons donc pas de métaphores « biologiques » ou « physiques, » mais par exemple de métaphores « organicistes » ou « mécanistes, » qui peuvent être appropriées librement par des scientifiques de telle ou telle discipline 37 .

Black citait l’exemple du psychologue Kurt Lewin qui, bien que se défendant de n’utiliser aucun modèle analogique, truffait son discours de termes évoquant la métaphore mécaniste. Cet exemple montre que les métaphores racines, bien que tacites, peuvent se manifester de deux façons dans la pratique. Elles peuvent simplement « affleurer » par des usages révélateurs du langage, comme c’est le cas avec Lewin. Mais elles peuvent aussi donner lieu à des modèles analogiques dérivés (ce qui aurait été le cas, par exemple, si Lewin avait développé plus avant la métaphore mécaniste en proposant des analogies avec des théories mécaniques en physique ou en économie). En effet, lorsqu’un scientifique est « saisi » par une métaphore, il peut vouloir en explorer les possibilités par‑delà les frontières disciplinaires habituelles. Concrètement, cela signifie développer des analogies entre une discipline d’origine et une discipline de destination. Ce type d’analogies n’est pas alors véritablement heuristique. En effet, ces analogies ne sont pas mobilisées en réponse à un problème, mais plutôt parce que le scientifique s’intéresse aux possibilités de la métaphore « pour elle‑même ». On peut d’ailleurs considérer que l’accueil souvent froid réservé à ces analogies par la discipline « destinataire » provient du fait qu’elles proposent des solutions à des problèmes jugés inexistants, ou sans pertinence empirique 38 . L’analogie est simplement le véhicule de la conception métaphorique préférée de celui qui l’exprime. Les métaphores racines et leurs analogies dérivées sont donc une seconde source de contacts interdisciplinaires.

Par la suite, nous retiendrons le terme d’« analogie » pour désigner les modèles analogiques au sens de Black, qui sont la projection de relations structurelles d’un domaine principal à un domaine subsidiaire. Le terme de métaphore « racine » (Pepper, 1970) ou « constitutive » (Klamer et Leonard, 1994) sera réservé au cadre de référence, souvent peu articulé et qu’il nous appartiendra d’expliciter, qui encadre la pratique discursive d’un scientifique.

Ces mises au point sur le concept‑clé d’évolutionnisme et sur la nature des relations interdisciplinaires suggèrent que leur application à une étude des rapports de l’économie à la biologie dans les États‑Unis d’après‑guerre peut mener à des résultats fructueux.

Notes
33.

Le réductionnisme a récemment repris des couleurs sous l’appellation de « consilience, » d’après l’ouvrage éponyme de Wilson (1998). Consilience a bénéficié de comptes rendus favorables et détaillés en philosophie économique (Backhouse, 2000 ; Vromen, 2007a).

34.

 Sabine Maassen et al. (1995a) notent dans l’introduction d’un ouvrage collectif sur les métaphores en sciences que de 1970 à 1990, plus de 6 000 ouvrages et articles ont paru sur ce sujet.

35.

 L’ouvrage de Black (développant un essai publié en 1954) est devenu rapidement classique (Ricœur 1978, p. 83) ; il a lancé une véritable « industrie de la métaphore » (J. Watkins cité dans l’introduction au numéro spécial de Langages [Juin 1979] consacré aux métaphores.) L’ouvrage de Paul Ricœur (1978), bien que fournissant une analyse très complète de la métaphore, adopte une hypothèse que nous devons rejeter. À la recherche du degré zéro de la rhétorique, c'est‑à‑dire d’un langage‑référent qui permettrait de mesurer la déviation sémantique apportée par la métaphore à l’énoncé original, Ricœur adopte le point de vue que « ce langage [dénué de métaphores] existe ; c’est le langage de la science ». (Ibid., p. 140). Nous faisons précisément la constatation inverse. En économie, c’est l’article de D. McCloskey (1983) dans le Journal of Economic Literature, intitulé « The rhetoric of economics, » qui a fait connaître le programme de recherche des rhétoriciens « post‑modernes ». Nous nous appuyons sur Black (1962) plutôt que sur l’article de McCloskey car ce dernier est davantage une déclaration programmatique qu’une présentation détaillée de la fonction des métaphores et analogies en science. Pour une proposition de grille d’analyse des analogies et métaphores par des économistes (inspirée de Black, donc assez proche de celle que nous retenons ici), voir Arjo Klamer et Thomas Leonard (1994).

36.

 Sur ce point, voir Ménard (1988, pp. 87‑91). On pourrait se demander si, pour éviter le danger de l’inférence fallacieuse, les modèles analogiques ne devraient simplement pas être abandonnés. C’est la position du philosophe logicien Pierre Duhem, examinée en détail par Mary Hesse dans son Models and Analogies in Science (1966). Hesse montre (en examinant en détail l’analogie entre ondes sonores et lumineuses) que bien que logiquement dispensables, les modèles permettent d’établir des relations fonctionnelles entre propriétés d’un phénomène qu’une investigation scientifique dépourvue de modèle aurait dû explorer « au hasard, » et n’aurait sans doute jamais pu identifier. La vertu heuristique des modèles analogiques doit donc excuser leurs faiblesses logiques. George Canguilhem (1968, pp. 305‑333) a une appréciation semblable du rôle des analogies, dont il illustre la valeur heuristique en rappelant le rôle des analogies mécaniques en biologie et en recherche médicale jusqu’au dix-neuvième siècle.

37.

 Ce choix peut mener à des analyses méthodologiques et historiques fructueuses, comme l’a montré l’analyse des métaphores organicistes et mécanistes sur le thème de « l’équilibre » en sciences sociales par Cynthia Russett (1966).

38.

 Cette appréciation peut changer si la nouvelle métaphore, et ses analogies dérivées, finissent par apporter un éclairage nouveau aux questions jugées importantes dans la discipline de destination. Nous voulons simplement souligner que la qualité heuristique d’une analogie formulée de cette façon n’est pas garantie au départ.