3.2. L’ambiguïté d’une relation

Avant toute chose, nous devons expliquer quelques‑uns de nos choix dans la formation du corpus. L’évolutionnisme culturel de Friedrich Hayek, pourtant candidat légitime à notre étude (Hayek a fait carrière aux États‑Unis à partir de 1950 et il a multiplié les références à la sélection de groupe en biologie), ne retiendra pas notre attention. Hayek est déjà fort bien étudié et la valeur ajoutée de notre contribution aurait été maigre étant donné notre perspective 39 . De même, on ne s’intéressera pas à la bioéconomie de Nicholas Georgescu‑Roegen, autre économiste américain majeur du vingtième siècle. En effet, son œuvre théorique se développe autour du concept d’entropie et de la seconde loi de la thermodynamique. À ce titre, elle relève davantage d’une histoire des relations entre économie et physique 40 . En revanche, nous n’hésiterons pas à inclure dans notre étude des économistes dont l’historiographie dit peu de choses, s’il s’avère qu’ils ont formulé des commentaires importants sur le thème des rapports entre économie et biologie. C’est le cas de Samuelson, mais aussi de Kenneth Arrow.

L’examen de la littérature a révélé des présupposés qui demandent à être réexaminés. L’importance du thème de l’évolutionnisme dans les relations entre économie et biologie, et la critique de la métaphore mécaniste qui souvent l’accompagne, ne masquent‑elles pas des déterminants plus fondamentaux des rapports entre économie et biologie ? L’alternative entre évolutionnisme et mécanisme fait dire que la biologie a joué le rôle de pourvoyeuse de modèles évolutionnaires à une économie attachée à des principes mécanistes inspirés de la physique. Mais, pour commencer, cette opposition entre évolutionnisme biologique et mécanisme résiste‑t‑elle à l’examen ? Si ce n’est pas le cas, alors il convient de réinterroger la signification des liens établis par les échanges de modèles entre les deux disciplines. Les deux sources de contact interdisciplinaire que nous avons identifiées, analogies heuristiques et métaphores racines, fournissent un cadre pour mener cette réflexion.

La dualité dans les formes de relation entre économie et biologie s’explique par la dualité des questions par lesquelles les économistes justifiaient leurs emprunts ou leurs exportations en biologie. Dans un cas, les économistes s’intéressant à la biologie « utilisaient » cette dernière pour stimuler une réflexion qui restait strictement circonscrite à une problématique économique, tel que le débat sur l’analyse marginale dans la théorie de la firme. Les analogies étaient alors relativement superficielles, limitées à un rôle d’heuristique. Dans l’autre, les économistes étaient convaincus de la similitude a priori des structures théoriques en économie et en biologie – une conviction exprimant leur attachement à une métaphore racine. Les analogies étaient alors considérées avec bien plus d’attention, car elles étaient la manifestation de cette union entre disciplines que les économistes tentaient de mettre en évidence.

Nous verrons que cette distinction révèle une unité fondamentale entre des projets d’économistes pourtant bien différents à d’autres égards, tels que l’intégration des sciences chez Boulding, ou l’« impérialisme » de Becker et Hirshleifer. Parallèlement, certains programmes de recherche rassemblés d’habitude sous l’étiquette d’« évolutionnisme économique » retrouvent des singularités intéressantes, comme le montre par exemple la compréhension différente que Winter, Nelson ou Hirshleifer avaient de la portée du darwinisme en sciences sociales.

Il apparaît ensuite, mais de façon secondaire seulement, que la nature des modèles analogiques à l’œuvre mérite aussi d’être prise en compte. Là encore, l’abandon de la dichotomie entre évolutionnisme biologique et mécanisme, et l’adoption de la définition transdisciplinaire de l’évolutionnisme que nous avons proposée, permettent de mettre au jour des questions stimulantes. En effet, il apparaît qu’il y a bien eu des analogies mécanistes à l’œuvre dans les transferts entre économie et biologie. Cette caractérisation des analogies (darwinienne, organiciste, ou mécaniste) ne recoupe pas la distinction des motivations des économistes. Les analogies darwiniennes ont pu être formulées par des économistes relativement peu intéressés un rapprochement avec la biologie, tandis que des analogies mécanistes ont été mises au service de la formation de liens étroits entre économie et biologie.

Notre étude procédera en deux temps. Nous débuterons par l’examen des contacts les plus étroits entre économie et biologie, c'est‑à‑dire ceux qui ont mené à un vrai dialogue entre économistes et biologistes. Trois métaphores constitutives ont conduit aux trois formes les plus intenses de contact entre économie et biologie dans l’après‑guerre : la métaphore organiciste, la métaphore de l’optimisation et la métaphore de la dynamique. Les économistes voyaient la biologie à travers ces trois prismes différents. Ils ne s’intéressaient donc pas aux mêmes théories et retenaient des définitions différentes pour des concepts nominalement identiques. Toutefois, les économistes convenaient que les deux disciplines pouvaient apprendre l’une de l’autre.

Cette modalité de rapprochement entre économie et biologie a soulevé plusieurs questions épineuses. La redéfinition des frontières disciplinaires pouvait indisposer les économistes et les biologistes, tant en raison de susceptibilités et de fiertés professionnelles, que de craintes plus légitimes sur les enjeux politiques et sociaux des discours scientifiques portant sur la nature et la culture. Les questions de validation empirique ont été également relativement négligées, déplacées par les débats sur la redéfinition des concepts à l’interface de l’économie et de la biologie (l’altruisme, en particulier).

Dans un second temps, nous nous intéresserons aux rapports interdisciplinaires d’intensité plus faible, telle que signalée par la réticence des économistes concernés à voir dans leur emploi d’analogies biologiques autre chose qu’une simple stratégie de modélisation. Ces économistes s’inspiraient de théories biologiques pour faire avancer la compréhension de principes‑clés en économie et restaient peu intéressés par des projets d’intégration de leur discipline à la biologie. On peut s’étonner que l’évolutionnisme économique, représenté par la tradition s’étendant de l’article d’Alchian (1950) à l’ouvrage de Nelson et Winter (1982), représente cette forme faible d’interdisciplinarité. Pourtant, un examen du développement de leurs contributions théoriques et un retour sur la réponse de Penrose à Alchian montrent que ce courant de la pensée économique a développé un intérêt bien moindre pour la biologie que les courants étudiés dans la première partie.

Nous suggérons que ce type de liens relativement ténus entre économie et biologie a été fructueux, car le développement des analogies biologiques était strictement subordonné à l’avancée de questions centrales en économie (pertinence de l’analyse marginale, croissance de la firme, croissance économique) : l’évolutionnisme en biologie, une fois ses dangers potentiels en sciences sociales soulignés, et ses principes retravaillés, a réellement permis de mieux comprendre le changement évolutionnaire en économie.

Notes
39.

 Voir notamment les contributions de Viktor Vanberg (1986), Hodgson (1991, 1993, 1994a), Ragip Ege (1991), Khalil (1996), Alain Leroux (1997), Douglas Whitman (1998, 2003), Pierre Garrouste (1999), Todd Zywicki (2000), Bruce Caldwell (2001, 2004), Andrew Denis (2002), Angner (2004a, 2004b, 2006), Caldwell et Reiss (2006), Mirowski (2007).

40.

Sur la bioéconomie de Georgescu‑Roegen, voir notamment Joseph Dragan et Mihai Demetrescu (1986), Mirowski (1988, 1992), Jacques Grinevald (1992), John Gowdy et Susan Mesner (1998), Levallois (2007b).