Partie 1 : La faiblesse d’un lien fort : les métaphores constitutives de l’économie et de la biologie

Introduction

Les métaphores constitutives, selon Klamer et Leonard (1994, p. 40), « encadrent les pratiques discursives de la façon dont la constitution américaine encadre le discours juridique américain ». En d’autres termes, un scientifique animé par une vision métaphorique « voit » la réalité à travers ce prisme et ses travaux théoriques s’inscrivent pour lui très naturellement dans ce cadre. Les possibilités théoriques alternatives lui sont « étrangères » ou lui semblent « illégitimes, » au sens qu’il ne les perçoit pas comme une modalité convaincante d’explication scientifique, puisqu’elles sont situées hors du « champ de vision » de sa métaphore. Le plus souvent, un scientifique cantonne l’exploration des possibilités de la métaphore qu’il privilégie à l’exploration des questions empiriques posées dans sa propre discipline. Il n’y a alors pas de véritables relations interdisciplinaires.

Mais certains scientifiques, en raison de circonstances qu’il reste à élucider, choisissent de développer les implications de leur métaphore privilégiée par‑delà les frontières disciplinaires habituelle. Nous allons étudier ici la façon dont la poursuite de métaphores a été la source de relations étroites entre économie et biologie et comment les natures différentes des métaphores à l’œuvre ont entraîné des formes variées de contact entre économie et biologie.

Trois métaphores constitutives, saisies et développées par des économistes ou des groupes d’économistes, ont mené à la création d’un lien étroit entre économie et biologie.

La métaphore intégratrice, dont l’image typique est l’organe, a été développée avant même 1950 par Boulding, dans sa vision populationnelle, organiciste et écologique de l’économie. Cette métaphore est définie par Pepper comme celle qui voit la réalité comme « (1) fragments de l’expérience qui apparaissent avec (2) des nexus, ou des connections, ou des implications, qui mènent spontanément, suite à l’aggravation de (3) contradictions, écarts, oppositions, ou tensions à la résolution en un (4) tout organique, qui s’avère avoir été (5) implicite dans les fragments, et qui (6) transcende les contradictions précédentes au moyen d’une totalité cohérente, qui (7) économise, épargne, préserve les fragments d’origine de l’expérience sans aucune perte ». (Pepper, 1970, p. 283). Boulding fut l’économiste le plus animé par cette vision (en particulier les points 3, 4, 5 et 6), et consacra sa carrière à la recherche de ces touts organiques qui gouvernaient les sciences sociales. Sa quête l’amena à puiser nombre de ses concepts intégrateurs dans la biologie théorique et donc à finalement associer la biologie à son projet d’intégration des sciences.

L’après Seconde Guerre mondiale voyait cependant l’économie américaine s’écarter du pluralisme (Morgan et Rutherford, eds., 1998) et se consolider autour d’une métaphore principale : la métaphore mécaniste. Son image typique est la machine ou le levier. Les analogies avec les formalismes mathématiques utilisés par la physique mécanique sont donc fréquentes dans le cadre de cette métaphore : de la même façon qu’un système mécanique est représenté par un ensemble de forces en équilibre, un phénomène économique est conçu comme un système de variables en référence à un équilibre. La métaphore est définie par trois qualités principales : l’identification d’un espace numérique rendant la mesure possible (field of location), où certaines qualités primaires des phénomènes vont évoluer (les autres qualités étant relativement négligées), en suivant des lois représentées par des équations fonctionnelles (Pepper, 1970, pp. 191‑192).

La métaphore mécaniste déclencha deux modalités de rapprochement entre économie et biologie. Manipulée sous la forme de problèmes d’optimisation 41 , la métaphore mécaniste était la forme principale qu’adoptait la théorie économique dans l’après‑guerre. Il n’est donc pas surprenant que lorsque les biologistes, qui historiquement avaient privilégié la métaphore intégratrice, commencèrent à envisager les déterminants du comportement animal comme des variables d’un problème d’optimisation, une série d’échanges se soit produit avec l’économie, le modèle analogique principal étant celui que nous avons appelé « l’utilité‑adaptabilité » 42 .

La métaphore mécaniste s’est également développée en une seconde possibilité, avec les travaux de Samuelson remontant à ses Foundations of Economic Analysis (1947). Le formalisme incarnant ce type de métaphore mécaniste était celui d’un système d’équations différentielles dont il s’agissait d’analyser la dynamique au voisinage de l’équilibre ou les trajectoires hors équilibre 43 . Ici, contrairement à la métaphore de l’optimisation, c’est la biologie qui a exporté ses formalismes (eux‑mêmes empruntés à la physique) vers l’économie, ce qui facilita en retour les nombreuses incursions que Samuelson fit à partir des années 70 en biologie.

Dans chacun des trois développements étudiés, le rapprochement étroit entre la biologie et l’économie soulève des problèmes importants. En un mot, lorsqu’un scientifique adopte comme fondement de son programme de recherche la poursuite d’une métaphore plutôt que la résolution d’un problème disciplinaire, il oublie les traits de la réalité qui ne sont pas soulignés par le prisme de sa métaphore, ce qui peut mener à une négligence relative des questions empiriques. Ce problème est d’autant plus aigu que c’est la frontière culturellement et politiquement sensible entre phénomènes naturels et culturels qui était franchie par l’application systématique des métaphores intégratrices, optimisatrices et dynamiques par les économistes. À cette frontière, où la signification des concepts est en permanente négociation (qu’on pense à l’altruisme), il y a un manque relatif de va‑et‑vient avec un matériau empirique. Nous étudierons ces fragilités particulières dans chacun des cas, avant de faire un constat global dans la conclusion générale.

Notes
41.

 Nous l’appellerons par la suite, pour la distinguer : métaphore de l’optimisation, ou optimisatrice.

42.

« Adaptabilité » est une traduction du terme anglais fitness. Nous utiliserons également « valeur sélective » comme traduction alternative.

43.

 Nous appellerons cette métaphore mécanique la « métaphore de la dynamique ». (métaphore des systèmes aurait été plus approprié mais aurait introduit une confusion avec les systèmes auxquels s’intéressaient Boulding, d’une nature très différente).