1.1.1. La population : une collection d’entités naturelles ou sociales

Boulding arrive au département d’économie de l’Université de Chicago en 1932 pour accomplir son doctorat, avec une bourse du Commonwealth 44 . Sous l’influence de Joseph Schumpeter et Frank Knight, Boulding s’intéressa à la théorie du capital et réexamina dans ses deux premiers articles publiés (Boulding, 1934, 1935 ; Mott, 1992, pp. 342‑343) la théorie du capital de Böhm Bawerk et son analogie du lac et du cours d’eau, pour lui préférer une approche actuarielle originale mobilisant une analogie en terme de population 45 .

L’accumulation du capital était considérée comme le résultat d’un processus démographique : si l’ensemble des biens capitaux sont considérés comme une population d’individus, le taux de dépréciation du capital correspond à un taux de mortalité, et le taux d’investissement est un taux de natalité. Ainsi, l’évolution du stock de capital au cours du temps pouvait être décrite comme un processus analogue à celui du renouvellement d’une population par les naissances, le vieillissement et le décès des individus qui la composent.

Cette analogie entre stock de capital et population était essentiellement originale et dans une lettre où il s’en explique à Franck Taussig, éditeur du Quarterly Journal of Economics à l’époque, Boulding n’identifie pas d’antécédent à son approche, si ce n’est une rapide évocation dans un article d’Irving Fisher. Mais cette approche démographique des problèmes de dynamique sociale, qui restera le cœur de l’approche analytique de Boulding jusqu’à son essai Evolutionary Economics (1981), apparaît bien avoir pour origine un contact avec la littérature biologique 46 .

Ce contact n’aurait pas été significatif si Boulding n’avait pas ensuite développé une réflexion sur la proximité épistémologique entre biologie et économie induite par les applications de la théorie des populations dans le monde biologique et social. On doit en effet garder à l’esprit que des économistes ayant eux aussi emprunté des concepts‑clés à la biologie firent le choix de ne pas développer leur réflexion sur les relations interdisciplinaires que ces emprunts pouvaient signifier. Nous verrons par exemple que Nelson et Winter préféraient s’en tenir à l’exploration de questions économiques sans bâtir de théorie universelle de la sélection. Au contraire, Boulding vit dans cette théorie pure de la population une source d’unification des sciences. La définition d’une population permettait en effet d’ignorer le contenu substantif et l’identité disciplinaire du sujet :

‘Une population peut être définie comme une agrégation d’objets disparates, ou d’« individus, » dont chacun se conforme à une définition donnée, conserve son identité au cours du temps, et n’existe que pendant un intervalle fini. Un individu intègre une population, ou « naît, » lorsqu’il se conforme pour la première fois à la définition qui identifie la population ; il quitte la population, ou « meure, » quand il cesse de se conformer à cette définition. L’exemple le plus commun d’une population est bien sûr la population humaine, mais n’importe quel agrégat se conformant au critère ci‑dessus peut être traité selon les principes dérivant de la théorie pure des populations. (Boulding, 1934, pp. 650‑651) 47 .’

En établissant ce principe théorique, Boulding procédait à une intégration des sciences sociales et naturelles, ces dernières jouant d’ailleurs le rôle indispensable de fournisseur de la plateforme théorique d’intégration. Autrement dit, les sciences naturelles n’étaient pas simplement convoquées pour apporter des structures théoriques utiles aux sciences sociales, pour ensuite être révoquées au nom d’une intégration seulement valable au sein du groupe fermé des sciences sociales. Au contraire, Boulding incluait les entités vivantes et physiques, naturelles, parmi les instances couvertes par sa vision intégratrice. Il prenait d’ailleurs un plaisir évident à l’effet d’« inventaire à la Prévert » que cette intégration provoquait, une de ses images favorites étant celle de la société comme une « grande mare » (pond) où coexistent des « populations d’églises baptistes, de bureaux de postes, de stations‑services, de familles, de comtés, d’États, de cultivateurs de blé, de poulets, et ainsi de suite ». (Boulding, 1949b, p. 237).

Le découpage traditionnel entre sciences naturelles et sociales n’était pas repris dans sa vision d’un « grand empire de la connaissance humaine » (Ibid.), qui ne devait pas être un conglomérat mais une « grande République de l’esprit » incluant « Physique, Chimie, Economie, Botanique, et les autres ». (Ibid., p. 238). Comme l’a souligné Fontaine (2006), cette vision intégratrice ne doit pas être comprise comme une ambition impérialiste de l’économie vis‑à‑vis des autres sciences. Boulding ne demandait pas d’abattre les barrières disciplinaires, ni la fusion des savoirs en une grande discipline unifiée ; plutôt, des échanges accrus aux frontières des différentes sciences.

La théorie de la population restera un de ses thèmes de prédilection. Il avait l’espoir de développer des applications de cette théorie dans sa propre discipline, et élabora dans un projet d’article une théorie de la population décrivant l’évolution du parc automobile aux États‑Unis. L’article fut rejeté par Econometrica et ne trouva finalement de place que dans une revue interdisciplinaire, Kyklos (Boulding, 1955). Cet échec relatif montre que les économistes étaient sceptiques par rapport au projet de Boulding 48 .

Parallèlement à cet enthousiasme pour la portée générale du concept de population, Boulding découvrait et s’appropriait un deuxième concept qui complétait la théorie de la population par une conception de l’individu elle aussi inspirée de la biologie.

Notes
44.

Sur la biographie intellectuelle de Boulding, voir Cynthia Kerman (1974) et Fontaine (2006). Voir également Mott (1992), et les propres essais autobiographiques de Boulding (1989, 1992a, 1992b). Les écrits publiés de Boulding posent une difficulté particulière pour celui qui s’intéresse au contexte intellectuel dans lequel ils s’inscrivent, car il ne citait que très peu ses références. Par exemple, son article de 1934 en cite trois, son article de 1935 aucune.

45.

 Boulding passa l’automne 1933 à travailler avec Schumpeter à Harvard à la théorie du capital (Boulding, 1992b, pp. 71‑72).

46.

 Boulding à Taussig, 22 mars 1934, Boîte 1, Dossier « Jan‑March 1934 », Kenneth Boulding Papers, Bentley Historical Library, University of Michigan at Ann Arbor (désigné ci‑après KEB). Les cours que Boulding suivait avec Schultz, « Economics 311 », nous renseignent un peu mieux sur les ressources analytiques dont pouvait disposer Boulding. Le chapitre VI de ce cours était consacré aux « courbes de croissance, » et la bibliographie fournie faisait apparaître de nombreuses références en biologie des populations. (Notes du cours Economics 311, n.d., Boîte 12, Dossier « Notes from Chicago, 1932‑1934 », KEB.) Figuraient notamment des références aux travaux du biologiste statisticien et mathématicien Edwin Wilson (qui sera professeur de Samuelson à Harvard en 1936‑1937), du biologiste des populations Raymond Pearl (qui redécouvrit la courbe logistique de croissance des populations de Pierre François Verhulst.) On trouve aussi une référence aux Elements of Physical Biology (1925) d’Alfred Lotka, un biologiste et démographe, sur lequel nous reviendrons plus loin dans cette section, et surtout dans le chapitre consacré aux rapports de Samuelson à la biologie.

47.

« A population may be defined as an aggregation of disparate items, or ‘individuals,’ each one of which conforms to a given definition, retains its identity with the passage of time, and exists only during a finite interval. An individual enters a population, or is ‘born,’ when it first conforms to the definition which identifies the population; it leaves the population, or ‘dies,’ when it ceases to conform to this definition. The commonest example of a population is of course human population; but any aggregate conforming to the above criterion can be treated according to the principles evolved in the pure theory of population ».

48.

Boulding à Econometrica, 9 décembre 1954, Boîte 5, Dossier « Décembre 1954 », KEB. Peut‑être que cette mésalliance avec sa propre communauté d’origine provenait du fait que Boulding, qui avait l’ambition de construire une théorie démographique générale, ne disposait pas des compétences mathématiques pour le faire. Les techniques employées dans ses articles n’étaient globalement pas d’une grande sophistication, alors que la théorie de la population pouvait être d’une grande complexité mathématique – en particulier dans les colonnes d’Econometrica.