1.1.2. Organisme et homéostasie

L’origine de la conception organiciste de la firme de Boulding peut être retrouvée très précisément dans ses lectures des années 1948‑1949, alors qu’il était professeur d’économie à l’Université de Ames, Iowa. Début 1949, Boulding publia pour Fortune le compte rendu de Economic Man in Relation to His Environment (1948) de C. Reinold Noyes 49 .

La note de lecture montrait les sentiments mêlés que Boulding avait eus pour l’ouvrage (Boulding, 1949a). Boulding commençait par rejeter le « scientisme » de Noyes, qui s’exerçait à deux niveaux : l’affirmation que les sciences sociales devaient adopter les méthodes des sciences naturelles et la croyance que les phénomènes mentaux, depuis les émotions jusqu’aux formations intellectuelles, s’expliquaient uniquement par les changements physiques et chimiques de l’organisme.

Cependant, Boulding se déclarait séduit par le « concept de base » de l’ouvrage, celui d’homéostasie. Inspirée du concept de milieu intérieur du physiologiste Claude Bernard, l’homéostasie indiquait en physiologie la capacité de l’organisme à maintenir stables ses paramètres vitaux au cours du temps, malgré les fluctuations internes et les chocs externes subis 50 . Noyes utilisait le concept pour identifier les origines physiologiques du comportement, la psychologie des désirs et besoins (wants) pouvant s’expliquer comme une réaction à la perturbation du milieu intérieur. Cette perspective se compliquait sérieusement lorsque la capacité des humains à exprimer des besoins futurs était prise en compte, et forçait Noyes à « développer un système complexe de physiologie imaginaire » (Boulding, 1949a, p. 169).

Malgré son rejet du scientisme de Noyes, Boulding fut frappé par le concept d’homéostasie. À la suite d’une longue série de critiques visant l’énorme appareil théorique et compliqué de Noyes, il reconsidérait son point de vue antérieur pour noter que « ce n’est pas que la physiologie n’ait rien à dire à l’économie. […] Le concept d’homéostasie, par exemple, a des applications fructueuses en économie qui dépassent les limites étroites […] auxquelles Noyes s’est confiné. Ainsi nous pouvons développer une théorie de la firme à partir de l’hypothèse qu’il y a une homéostasie du bilan, que la firme ‘veut’ maintenir », (Ibid., p. 170). Cette conception fut au cœur de son A Reconstruction of Economics (1950), que Boulding considérait comme sa « contribution majeure, mais non reconnue [en économie] » (Boulding, 1992b, p. 75) 51 .

Dans cet ouvrage, Boulding reconsidérait la firme comme un organisme cherchant à maintenir la stabilité de ratios d’actifs. Cette image était en cohérence avec la représentation comptable de la firme, ignorée par la théorie traditionnelle de la firme 52 . Elle permettait également d’intégrer la monnaie dans l’analyse, comme un des actifs désirés par la firme, obtenu par l’échange d’autres actifs produits par la firme sur les marchés. Cette perspective s’appuyait sur la reconnaissance de l’incertitude et de la non‑maximisation du profit, une firme préférant maintenir des ratios d’actifs sous‑optimaux au regard de la maximisation du profit, si l’équilibre obtenu garantissait le maintien d’une configuration viable (un bilan solide) au regard des anticipations que la firme formait.

En revanche, il est intéressant de noter qu’à la différence de Noyes, Boulding n’employait pas le concept d’homéostasie pour décrire le comportement du consommateur. Cela mesure l’écart entre le réductionnisme de Noyes, forme d’intégration « verticale » des sciences, et la métaphore constitutive de l’organisme de Boulding, matrice permettant l’intégration horizontale de l’économie et la biologie – et des sciences naturelles et sociales en général.

Le dernier concept dont Boulding s’empara pour donner un sens à l’intégration des sciences était celui de « système ». Encore une fois, il s’agissait d’un emprunt à la biologie.

Notes
49.

 Aucun détail biographique d’importance n’a pu être trouvé sur Noyes (1884‑ 1953/1954 ?), bien qu’il était directeur du National Bureau of Economic Research (NBER). Noyes était diplômé de Yale en 1905, et il a passé 17 ans à composer Economic Man. Il passa un an à Johns Hopkins pour se former à la physiologie.

50.

 Par exemple, l’apparition des organismes à sang chaud constitue une forme plus efficace d’homéostasie, dans la mesure où un organisme dont la température est autorégulée peut plus facilement atténuer l’impact et se rendre indépendant des chocs thermiques de son environnement, et ainsi accroître sa capacité de survie. L’« homéostasie » était un néologisme créé par le physiologiste Walter Cannon de l’Université de Harvard en 1926, et rendu populaire en 1932 lors de la parution de son The Wisdom of the Body. Comme le notent les historiens Stephen Cross et William Albury, la présentation de ces concepts physiologiques dans The Wisdom of the Body se faisait au moyen de nombreuses analogies économiques et administratives : « La condition de relative stabilité ou de constance de l’environnement corporel interne est maintenu par le ‘management’ des ressources nécessaires : eau, sel, sucre, oxygène, etc. Ce management de l’‘économie organique’ est assuré par l’opération d’‘agences’ homéostatiques autorégulatrices situées dans le corps ; et les conditions homéostatiques sont le ‘gouvernement’ du système nerveux ‘interofectif’ (automatique). Il y a une transition facile de la discussion des agences par Cannon à sa suggestion du besoin d’agences sociales pour stabiliser l’économie des États‑Unis ». (Cross et Albury, 1987, p. 172). Les vues analogiques de Cannon sont également développées dans un article au titre suivant : « Biocracy: Does the human body contain the secret of economic stabilization? » (Cannon, 1933).

51.

 « L’influence de Keynes [sur l’ouvrage] est presque trop évidente pour être mentionnée ; je devrais également mentionner le travail de J. Reinold Noyes [sic], dont le Economic Man a affecté ma pensée d’une façon que l’auteur ne soupçonnait pas [unintended] » Boulding (1950, p. xi).

52.

Boulding avait été sensibilisé à la comptabilité par William Baxter, son collègue à l’Université d’Edimbourg en 1934‑1937 (Boulding, 1992b, p. 72).