1.2. Les conséquences non désirées de la métaphore intégratrice

1.2.1. Où l’intégration doit‑elle s’arrêter ?

Dans les années 60, une série de publications à destination du grand public affirmèrent rassembler de nouvelles preuves des fondements biologiques de la socialité humaine. Ces études s’appuyaient sur l’éthologie, le nouveau nom donné aux études naturalistes du comportement animal et popularisé par les scientifiques continentaux Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Niko Tinbergen, qui seront couronnés en 1973 par le Prix Nobel de Médecine, récompensant « leurs découvertes faites sur l’organisation et l’élucidation des schémas comportementaux individuels et sociaux ». Cette distinction honorait des recherches datant des années 40 et qui ne touchaient qu’incidemment la question de la socialité humaine 67 . Au contraire, la littérature de vulgarisation (la pop ethology comme elle est appelée parfois), était constituée d’extrapolations libres depuis l’éthologie animale à l’examen des comportements humains. Ces ouvrages, par définition, ne bénéficiaient pas d’une lecture critique de la part d’un comité éditorial scientifique et devaient justement leur succès à l’art de la narration subjective déployé par les auteurs 68 . Cette littérature trouva un écho auprès de la communauté scientifique, qui développait un intérêt croissant pour une compréhension naturaliste des sciences humaines.

Une conférence internationale organisée en 1969 par la Smithonian Institution reflète l’état des consciences de l’époque. Elle fut organisée explicitement en réaction au succès de librairie du On Aggression de Lorenz, qui estimait que les pulsions violentes étaient aussi répandues chez l’épinoche, le rat, que l’humain, en raison de l’origine fondamentalement innée du comportement agressif (Lorenz, 1983, p. 229 ; Eisenberg, 1971, p. 13). La conférence proposait donc de s’interroger sur l’« apparente pertinence » des études du comportement social animal pour les sociétés humaines, en confrontant les points de vue des biologistes et de chercheurs en sciences sociales – et ce malgré le peu de crédit scientifique qu’avait recueilli l’ouvrage à sa parution.

L’ouvrage de Lorenz fit également l’objet d’un grand nombre de comptes rendus critiques, réunis en 1968 dans un recueil d’essais intitulé Man and Aggression opposé à l’interprétation biologique des conflits dans la culture humaine. Boulding était un des contributeurs de ce recueil. En effet, quaker, pacifiste et poète, Boulding n’hésitait pas à entremêler ses diverses identités, comme en reflet de sa vision intégratrice des sciences et de son idéal d’une société intégrée et apaisée 69 . En 1955/56 déjà, le séminaire d’intégration des sciences sociales qu’il avait programmé portait sur le thème de la résolution des conflits 70 .

Boulding était particulièrement séduit par le modèle des conflits élaboré par le mathématicien Lewis Richardson, car ce modèle utilisait le même formalisme que celui des interactions de proies et prédateurs de Lotka‑Volterra, que Boulding connaissait bien pour l’avoir appliqué à son analyse de la société comme écosystème dans A Reconstruction of Economics. Outre les contributions de Richardson à la théorie du conflit on pouvait alors « s’attendre au‑delà des sciences sociales, à d’importantes contributions de la part des biologistes, spécialement dans le domaine de la théorie évolutionniste et écologique » 71 .

Le séminaire accueillit effectivement le biologiste Rapoport qui développa le modèle de Richardson, et Gerard qui présenta « Cooperation and Conflict as Modes of Integration, » probablement une reprise du thème organiciste cher à Gerard et Boulding. L’œuvre majeure de Boulding dans le domaine, Conflict and Defense (1962), dérivait directement de ses échanges avec Kelman et du séminaire de 1955‑1956 (Boulding, 1962, p. viii).

L’ouvrage s’ouvrait par une référence désormais familière : « Le conflit est une activité que l’on trouve partout. On le trouve partout dans le monde biologique, où le conflit entre individus et entre espèces est un aspect important du tableau ». (Ibid., p. 1). Au chapitre 2, qui étudiait la dynamique des conflits, Boulding présentait le principe des équations différentielles simultanées en prévenant que cet « appareil classique des systèmes mécaniques physiques […] n’a qu’une applicabilité limitée aux systèmes sociaux, parce que la dynamique de systèmes composés d’êtres intelligents a inévitablement un aspect épistémologique ou, comme je l’ai appelé, eiconic et a donc une dynamique plus profonde [at the large]. Les êtres humains sont motivés non seulement par les pressions immédiates mais aussi par des buts distants qui sont envisagés dans l’imagination » (Ibid., p. 24) 72 . Et pourtant, Boulding procédait dans le reste du chapitre à un exposé de la course aux armements à l’aide du même modèle, qu’il nommait « processus de Richardson, » et dont il venait de recommander l’usage aux seules sciences naturelles. L’ouvrage comprenait également un chapitre (6) sur les conflits entre groupes qui était une reprise du modèle de Lotka‑Volterra et un chapitre (7) présentant un modèle de contagion épidémiologique lui aussi dérivé de Lotka et Richardson.

Boulding recherchait des isomorphismes, c'est‑à‑dire des modèles applicables point par point, à une transposition près, à plusieurs aspects de la réalité. Son insistance sur l’applicabilité de ces modèles aux sciences naturelles et sociales rendait son entreprise difficile à distinguer d’une forme de réductionnisme, c'est‑à‑dire de la croyance d’une subordination des phénomènes culturels et biologiques à des lois – naturelles – communes. Cette tendance était identifiable dans le chapitre 5 sur l’étude du conflit du point de vue de la psychologie de l’individu :

‘La théorie psychologique moderne, et spécialement la théorie psychanalytique, a beaucoup insisté sur la connexion étroite entre frustration et agression. La connexion est bien plus complexe que ce que Freud avait peut‑être supposé ; cependant, certaines larges connexions existent. L’individu constamment frustré, qu’il s’agisse d’un rat ou d’un humain, développe des niveaux initiaux d’hostilité et des taux de réaction élevés qui le mènent constamment à des processus de Richardson qui aboutissent à des crises et à des conflits, ou même à des comportements irrationnels de nature violente tels que cris, hurlements, ou comportements agités, et injures. (Boulding, 1962, p. 88) 73 .’

Ici, la métaphore intégratrice poussait sans doute Boulding plus loin qu’il ne le souhaitait. En effet, la poursuite d’une telle ligne d’argumentation, soutenue par une généralisation théorique englobant sans distinction comportements humains et animaux, était précisément ce qu’accomplissaient les ouvrages de pop ethology paraissant dans les années 60 et 70, mais avec des conclusions bien moins pacifistes que celles de Boulding. Il est donc intéressant d’examiner quelle fut la réaction de Boulding à ce type d’ouvrages et comment il distingua sa propre métaphore intégratrice du réductionnisme de ces auteurs.

Dans un compte rendu de On Aggression (1966) de Lorenz et de The Territorial Imperative (1966) d’Ardrey, Boulding récusait l’analogie entre animaux et humains, car même s’il était démontré que les êtres humains partageaient les instincts agressifs présents chez les animaux, l’évolution culturelle, avec ses processus d’apprentissage, avait désormais pris le pas sur l’évolution biologique et sa lente transmission de l’information codée génétiquement. Boulding ne niait pas l’existence d’agressivité et de la territorialité chez les humains (le « système de menaces »), mais ne la jugeait fonctionnelle et proprement sociale que lorsque associée à deux autres piliers essentiels : le système d’échanges et le système d’intégration (« d’amour », l’appelait‑il au début de son investigation) 74 .

Étant lui‑même un promoteur actif du rapprochement entre modèles biologiques et sciences sociales, sa réfutation des thèses d’Ardrey et de Lorenz s’en trouvait néanmoins gênée. Boulding était dans la position délicate de devoir récuser une entreprise d’intégration des sciences sociales et naturelles voisine de celle qu’il avait lui‑même largement utilisée. Cela le conduisait à opérer quelques contorsions, avertissant du « danger des analogies, » mais reconnaissant plus loin leur « utilité occasionnelle ». Boulding revenait sur un terrain plus ferme en explicitant la véritable différence entre sa posture et celle de Lorenz et Ardrey, qui n’était pas tant scientifique que morale :

‘« La ligne argumentative d’Ardrey, ainsi, semble légitimer notre conception morale présente, en considérant que le système de menace est dominant quel que soit son coût, en référence à nos ancêtres biologiques. Si la science et l’antiquité sont des noms auxquels on peut faire appel pour légitimer notre comportement, le malaise moral que laissent le napalm et le massacre d’innocents au Viêt‑nam peut être apaisé. Dr. Lorenz, je suis sûr, qui est une âme humaine et douce, et dont on pourrait juger qu’il vit encore sous le règne de François Joseph, serait horrifié par cette suggestion. Néanmoins, on ne peut complètement absoudre le Dr. Lorenz (à qui je dois certaines des heures les plus délicieuses de ma vie de lecteur) du péché d’utiliser le prestige d’une science pour sauter à des conclusions infondées dans une autre, et ainsi d’apporter le poids de l’autorité scientifique à des propositions restées essentiellement sans preuve ». Boulding (1968, pp. 89‑90) 75 .’

Boulding continua à publier régulièrement ses analyses des différentes formes sociales, en mettant toujours l’accent sur l’apport estimable que pouvaient faire les différentes branches de la biologie. Il se consacra en particulier à la question de la dynamique historique des formes sociales, avec trois ouvrages (1970, 1978a, 1981) dont le style était toujours plus dans le style de l’essayiste ou du penseur.

La parution du Sociobiology de Wilson en 1975, avec son dernier chapitre consacré à l’étude des sociétés humaines du point de vue biologique, renouvela pour Boulding la tâche de devoir clarifier les dangers des analogies biologiques en sciences sociales, tout en réaffirmant la nécessité d’une intégration des sciences naturelles et sociales.

L’essai dans lequel il développa cette réflexion avait un intitulé qui montrait déjà la finesse de l’exercice : « Sociobiology or Biosociology ? » (Boulding, 1978b). Boulding appelait « biosociologie » « l’usage illégitime de l’analogie biologique dans les systèmes sociaux, » qui menait au « darwinisme social, » auquel il associait les écrits de Lorenz et Ardrey. Cet essai n’éclaircissait pas davantage la distinction que Boulding traçait entre « sociobiologie » et « biosociologie, » là où Hirshleifer par exemple ne percevait aucune différence remarquable (cf. infra, p. 80). Cette distinction tracée par Boulding était d’autant moins claire qu’il recommandait un ouvrage de David Barash (1977) comme une « excellente vue d’ensemble de la [sociobiologie] », quand ce biologiste était partisan d’une lecture strictement déterministe du comportement humain, et d’une analyse très anthropomorphique des comportements animaux 76 .

Boulding exonérait donc la sociobiologie de Wilson d’un usage fautif de l’analogie, mais trouvait cependant qu’« on peut accuser les sociobiologistes de surestimer l’élément biogénétique dans l’évolution des systèmes sociaux, et de sous‑estimer les éléments noogénétiques ». (Boulding, 1978b, p. 268). Cette dernière référence à l’évolutionnisme de Teilhard de Chardin indique une autre faiblesse de la métaphore intégratrice de Boulding : son attachement à un type d’évolutionnisme biologique sans fondement scientifique assuré en biologie.

Notes
67.

 « [F]or their discoveries concerning organization and elicitation of individual and social behaviour patterns ». (site internet de la Fondation Nobel). Frisch avait découvert la signification de la « danse » des abeilles, Lorenz et Tinbergen étaient les deux pères fondateurs de l’éthologie et avaient surtout étudié les volatiles. Incidemment, Nikolaas Tinbergen est le frère de l’économiste Jan Tinbergen, Prix Nobel d’Économie en 1969. Ils ne s’entendaient pas très bien, cette fratrie n’était donc pas un point supplémentaire d’échanges entre économie et biologie. (Albert Jolink, communication personnelle, 22 juin 2007).

68.

Ces ouvrages de vulgarisation en éthologie, au regard des standards de ce secteur de l’édition, furent d’immenses succès de librairie. On Agression de Lorenz (traduction américaine : 1966) en particulier, mais aussi African Genesis (1961) et The Territorial Imperative (1966) de Robert Ardrey, The Naked Ape (1967) de Desmond Morris ou The Imperial Animal (1971) de Lionel Tiger et Robin Fox familiarisèrent le public avec les notions de dominance, d’empreinte (les fameuses oies prenant Lorenz pour leur progéniteur), de territorialité et réactualisèrent une vision déterministe des comportements sociaux. L’impact de ces parutions ne doit pas être négligé, les ventes de The Naked Ape de Morris par exemple atteignant près de huit millions d’exemplaires en 1979 (Crocker, 1984). Un chiffre qu’on peut mieux peser si on le compare à The Selfish Gene de Dawkins, le best‑seller des années 70 encore très lu de nos jours, qui ne s’est vendu « que » à « plus d’un million d’exemplaires » toutes éditions confondues aujourd’hui (estimation communiquée par Oxford University Press), et aux « plus de cent mille exemplaires » de Sociobiology (estimation communiquée par Harvard University Press).

69.

Ce qui est bien traité dans Fontaine (2006). Par exemple, ses activités de poète et d’économiste pouvaient se recouper, comme ce fut le cas lorsque à une Conférence des Professeurs des Universités sponsorisée par l’American Bankers Association, il composa des quatrains en guise de conclusion à chacune des sessions. Un de ses poèmes s’intitulait « Quelle fut la performance de la nouvelle économie et de la nouvelle vision des institutions monétaires, à la lumière de l’expérience de 1966 et 1967 » (Boulding, 1969).

70.

Il avait été encouragé à aborder ce thème par sa rencontre avec Herbert Kelman et Stephen Richardson au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, l’année 1954/55. Kelman était un jeune chercheur en psychologie sociale à Johns Hopkins qui avait fondé un groupe de recherche « pour la prévention de la guerre, » dont l’objectif était de développer « un corps de connaissance utilisable et intégré pour l’élimination de la guerre ». (Pamphlet of the Research Exchange on the Prevention of War, n.d., cité par Maria Teresa Tomas Rangil [2006, p. 5])

71.

 « Interdisciplinary Seminar on Conflict Resolution, Prospectus », n.d., fin 1955, p. 2, Boîte 40, Dossier « Conflict Resolution Seminar », KEB.

72.

 L’adjectif eiconic faisait référence à The Image, un manifeste anti‑behavioriste qu’il avait écrit en 1955, ironiquement, à la fin de son séjour au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (Boulding 1956b). Dans cet ouvrage, Boulding insistait sur le caractère indirect du rapport de l’homme à son environnement. Ce contact était filtré par l’ensemble des perceptions et des représentations mentales de l’individu, qu’il appelait l’image. La conclusion principale était que pour faire évoluer les comportements, la modification de l’image était sans doute plus importante que les autres facteurs internes ou externes à l’individu. On verra que Penrose fera usage de ce concept dans sa théorie de la firme (cf. infra, p. 154).

73.

« Modern psychological theory, and especially psychoanalytic theory, has laid a good deal of stress on the close connection between frustration and aggression. The connection is a good deal more complex than Freud, perhaps, supposed ; nevertheless, some connection in broad terms exists. The constantly frustrated individual, whether rat or human, develops high initial hostilities and high reactivities that lead him constantly into Richardson processes that proceed to boundary breakdowns in fights, or even in irrational behavior of a violent nature like screaming, shouting, or thrashing around and cursing ».

74.

Boulding a exposé ce système à de très nombreuses reprises dans ses écrits. Voir par exemple son A Primer on Social Dynamics (1970, pp. 23‑36).

75.

 « A line of argument like that of Ardrey’s, therefore, seems to legitimate our present morality, in regarding the threat system as dominant at all costs, by reference to our biological ancestors. If the names of both antiquity and of science can be drawn upon to legitimate our behavior, the moral uneasiness about napalm and the massacre of innocent in Vietnam may be assuaged. Dr. Lorenz, I am sure, who is a gentle, humane soul, still, one would judge, living in the afterglow of Franz Josef, would be horrified by this suggestion. Nevertheless, one cannot altogether absolve even Dr. Lorenz (to whom I owe some of the most delightful hours of my reading life), from the sin of using the prestige of one science to jump to unwarranted conclusions in another, and hence to bring the weight of scientific authority behind essentially unproven propositions ».Lorenz n’était pas une âme parfaitement « humaine et douce, » comme le montre sa biographie établie par Richard Burkhardt (2005, chap. 5) – voir également le commentaire de Elisabeth Lage (1977).

76.

Voir par exemple la description des comportements « adultères » chez le merlebleu dans Barash (1976), qui fut pris comme cas exemplaire de réductionnisme outrancier par Stephen J. Gould et Richard Lewontin dans leur fameux article de 1979.