1.2.2. Un évolutionnisme plus spéculatif que scientifique

Dans sa poursuite de l’intégration des sciences sociales et compte tenu de ses contacts croissants avec les biologistes, il n’est pas surprenant que Boulding ait finit par placer sa quête d’intégration des sciences sous le patronage de la théorie biologique qui avait le plus bouleversé les sciences sociales, celle de l’évolution. Il rassembla les éléments de sa réflexion dans deux ouvrages intitulés Ecodynamics (1978a) et Evolutionary Economics (1981). Cette dernière modalité de rapprochement entre économie et biologie apparaissait souffrir de plusieurs insuffisances, déjà présentes à des moindres degrés dans les premiers travaux de Boulding. Nous en identifions deux : son recours à l’évolutionnisme de Pierre Teilhard de Chardin, dont le téléologisme le disqualifiait comme discours scientifique, et la faible portée de sa loi générale d’évolution, qui ne permettait de dériver que peu d’énoncés originaux, sans vrai soutien empirique. Ces faiblesses encouragent à requalifier le projet de Boulding : sans doute plus spéculatif que scientifique.

L’évolutionnisme de Teilhard de Chardin s’accordait à la philosophie sociale de Boulding par bien des aspects : sa doctrine reflétait son identité de biologiste, père jésuite et penseur social 77 . Selon Teilhard de Chardin, la biosphère est doublée de la noosphère, un néologisme qu’il créa pour désigner la « couche culturelle » née de la capacité réflexive de la conscience humaine. Dans un premier temps, la faible densité des populations humaines garantissait que tel un végétal développant ses branches sans contraintes, les cultures humaines s’étendaient sans jamais se rencontrer. Mais parce que la Terre est finie, et parce que la population humaine s’est considérablement accrue, la noosphère était devenue un rassemblement toujours plus concentré des pensées humaines. Teilhard de Chardin appelait le point final de cette convergence (« unification ») le « point oméga ». Cette évolution avait selon lui un caractère nécessaire, au sens qu’elle devait répondre à un « pourquoi » :

‘Mais pourquoi, et à quoi bon, dans le monde, l’Unification ? Pour voir apparaître la réponse à cette question ultime, il suffit de rapprocher les deux équations qui se sont graduellement établies devant nous à partir du premier instant où nous avons essayé de situer dans le Monde le Phénomène Humain.’ ‘Évolution = Montée de la conscience.’ ‘Montée de la conscience = Effet d’union.’ ‘Le rassemblement général où, par actions conjuguées du Dehors et du Dedans de la Terre, se trouve engagée, en ce moment, la totalité des puissances et des unités pensantes, ‑ le rapprochement en bloc de l’Humanité dont les fragments se soudent et se pénètrent à nos yeux en dépit, et à proportion même des efforts qu’ils font pour se séparer, ‑ tout cela prend jusqu’au fond figure intelligible dès qu’on y aperçoit la culmination naturelle d’un processus cosmique d’organisation qui n’a jamais varié depuis les âges lointains où notre planète était juvénile. (Teilhard de Chardin, 1955b, p. 270).’

C’est ce caractère téléologique de l’évolutionnisme de Teilhard de Chardin qui le fit qualifier de « doctrine » plutôt que de théorie scientifique. Boulding était justement séduit par l’idée que l’évolution était la réalisation d’un « potentiel, » c'est‑à‑dire que l’état d’équilibre d’un système était l’aboutissement « prévu » de la dynamique du système, vers lequel celui‑ci tendait depuis son origine 78 .

‘À mesure que des agrégations [de matière et d’énergie] s’accumulent dans les étoiles, des réactions nucléaires sont déclenchées et les instabilités conduisent à des nova et des supernovae, et ainsi de suite. Tout ceci suit un schéma constamment répété comme les points alpha et oméga de Teilhard de Chardin. Un potentiel de changement émerge ; avec le temps qui passe le potentiel est réalisé. Dans le processus de réalisation, cependant, de nouveaux potentiels de changements sont développés. L’équilibre n’est jamais atteint et l’évolution continue sa course. L’apparition de potentiel d’évolution de toutes sortes est un mystère profond, mais aussi une réalité profonde. Sans cela, l’univers se serait sûrement stabilisé à un équilibre de chaos il y a bien longtemps. (Boulding, 1978a, p. 46) 79 .’

Cette citation montre également que Boulding faisait une interprétation de l’évolutionnisme de Teilhard de Chardin qui autorisait une succession de points oméga, le prochain potentiel naissant avant que le précédent ne soit réalisé. Cet affaiblissement du caractère téléologique de la théorie évolutionniste se faisait cependant au prix d’une incohérence : le processus devenait dialectique, un type de processus que Boulding avait critiqué par ailleurs (parce que sanctionnant une vision insistant indûment sur le conflit), depuis son A Primary of Social Dynamics (1971) ; une observation qu’il renouvelait quelques chapitres plus loin dans son Ecodynamics (1978a, chap. 12, esp. pp. 262‑263).

Le deuxième point faible de l’évolutionnisme de Boulding peut également être décelé dans ses autres tentatives de formulation de lois générales exprimant la nature intégrée des sciences. Ces théories sont peu opérationnelles, au sens où une fois formulées sur la base largement intuitive du caractère commun des phénomènes décrits (une théorie de l’évolution biologique et culturelle, une théorie de la croissance d’une cellule et d’un bâtiment, une théorie de la population s’appliquant aux chevaux comme aux automobiles), leur généralité rend difficile un développement de la théorie sous une forme exploitable (analytique, ou autre).

Nous avons vu que la théorie générale de la population est celle sur laquelle Boulding avait le plus travaillé. Elle avait fait l’objet de sa première publication sur la théorie du capital dans le Quarterly of Journal Economics en 1934. Pourtant, Boulding n’enregistra pas de progrès supplémentaire dans l’application de cette théorie à d’autres domaines (son article sur l’évolution des populations d’automobile resta ignoré). En revanche, l’approche démographique de la théorie du capital connu des progrès considérables (tels que mesurés par le nombre de chercheurs y contribuant et le volume de leurs publications), ce qui suggère que la spécialisation était sans doute une voie plus fructueuse que l’hyper généralisation suivie par Boulding. Enfin, la conséquence du caractère non opérationnel des théories générales échafaudées par Boulding était la quasi‑absence d’applications empiriques de ses théories (à l’exception de son étude sur la population d’automobiles déjà citée), ce qui tendait à les confiner à des spéculations plutôt qu’à de véritables théories scientifiques.

Boulding occupe donc une place particulière dans notre panorama des relations entre économie et biologie. À l’époque où il s’était intéressé à la biologie, sous l’influence intellectuelle de l’école d’écologie de Chicago, les conceptions organicistes commençaient à être critiquées mais dominaient encore largement l’écologie. Boulding, à la recherche de modèles d’intégration des sciences sociales, trouva dans les sciences naturelles de cette époque un véhicule adapté à sa propre vision du monde, pourvoyeur d’une métaphore intégratrice, stabilisatrice, qu’il était tout à fait possible de mettre au service de ses propres convictions pacifistes et religieuses.

Les analogies biologiques qu’il utilisait avaient une fonction toute différente de celles que nous étudierons en seconde partie. De Alchian à Nelson et Winter, les analogies biologiques étaient évaluées (et rejetées, avec Penrose) sur un critère d’utilité dans le travail théorique en économie. Elles étaient donc adoptées si cette utilité était reconnue, mais déconsidérées dès qu’elles s’avéraient encombrantes au regard de ces buts. Avec Boulding, les analogies biologiques en économie étaient une manifestation nécessaire de sa façon généralisante, systématique, de penser : « Il est une des dix personnes au monde, » remarquait un collègue, « qui pense véritablement en terme de théorie générale des systèmes », (Kerman, 1974, p. 41). C’est ce que nous avons appelé, avec Pepper (1970), raisonner d’après une métaphore « racine »intégratrice.

Puis l’écologie changea, et la biologie aussi. Dans les années 60, la métaphore organiciste achevait de tomber en défaveur en biologie et la biologie théorique se recentrait sur l’individu et le gène comme unités d’analyse pertinentes, tandis que la biologie populaire développait de façon crue une dérivation de cette nouvelle perspective : l’agressivité et l’égoïsme au cœur de la nature génétique de l’individu 80 .

Entre‑temps, Boulding n’avait pas fondamentalement modifié son propre discours sur le rapprochement entre sciences naturelles et sociales et il restait attaché à la biologie qu’il avait découverte dans les années 40 et 50. L’écart se creusait entre ce que Boulding entendait par « biologie » et ce qu’elle était vraiment devenue 81 . Cet écart explique, selon nous, le discours hésitant de son essai de 1978 sur la sociobiologie, dans lequel il essayait d’évacuer les aspects déplaisants de cette nouvelle biologie en les nommant par un terme distinct (la « biosociologie ») dont la définition restait imprécise. Cela explique également le style d’essayiste qui caractérise ces deux derniers essais sur l’évolution, Ecodynamics (1978a) Evolutionary Economics (1981), dont il reconnaissait lui‑même qu’ils étaient « des ouvrages présentant des idées plutôt qu’un travail scientifique ». (Boulding, 1978a, p. 7).

Boulding était largement conscient de la métaphore intégratrice qui était à la source de ses contact interdisciplinaires entre économie et biologie, au sens qu’il poursuivait consciemment l’élaboration d’une théorie générale des systèmes par ses articles, ses séminaires, et par la création d’associations et de journaux consacrés à cette intégration des sciences. Nous allons maintenant voir que des économistes et biologistes, qui pratiquaient eux aussi des échanges de concepts entre disciplines, étaient pourtant beaucoup moins conscients de la métaphore à la source de leur projet.

Notes
77.

Teilhard de Chardin (1881‑1955) était un paléontologiste reconnu qui, après avoir étudié en biologie et débuté une carrière au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, fit de nombreux séjours en Chine. Il accéda à la célébrité mondiale avec la découverte du Sinanthrope (« Homme de Pékin ») en 1931. Boulding indique que c’est à un symposium tenu en juin 1955 à l’Université de Princeton que son intérêt pour l’évolutionnisme s’est réellement développé (Boulding, 1989, p. 391). À cette conférence, Teilhard de Chardin aurait dû faire une présentation. Il décéda à New York quelques mois auparavant, mais son article fut bien présenté et inclus dans les actes publiés (Teilhard de Chardin, 1962). Boulding ne fit pas de présentation à cette conférence mais présida la session « Industrial and Urban Dominance ». Les comptes rendus détaillés montrent que Boulding était intervenu sur le thème d’une analogie entre développement industriel et évolution biologique. Il évoquait également le concept d’entropie, en remarquant que contrairement aux processus naturels, les systèmes culturels avaient une entropie décroissante (Thomas, 1962, pp. 434‑448). Teilhard de Chardin élabora une théorie de l’évolution qui tentait de réconcilier les faits de l’évolution qu’il étudiait avec une conception de l’Homme qui lui conserverait une dimension divine. Son œuvre publiée posthume, Le Phénomène humain (1955b), développait cette théorie.

78.

 Cette théorie de l’évolution avait donc un caractère évolutionniste, c'est‑à‑dire que la transformation du système était considérée comme limitée par les caractéristiques des conditions initiales – à l’inverse des théorie évolutionnaires, qui estiment que l’évolution crée des propriétés émergentes, qui n’étaient pas présentes, même sous forme embryonnaire, dans l’état initial du système (voir notre introduction générale pour une discussion de ces deux types de théorie de l’évolution).

79.

 « As aggregations accumulate in the stars, nuclear reactions are set off and instabilities lead to nova and supernovae, and so on. All this follows a constantly repeated pattern like the alpha and omega points of Teilhard de Chardin. Some potential for change emerges; as time goes on the potential is realized. In the process of realization, however, new potentials for change are developed. Equilibrium is never reached and evolution continually proceeds. The generation of evolutionary potentials of all kinds is a profound mystery, but also a profound reality. Without it, the universe would surely have settled down to an equilibrium of chaos long ago ».

80.

Cette évolution de la biologie sera décrite plus complètement dans le prochain chapitre.

81.

 Ce phénomène est d’autant plus ironique et frappant quand il s’observe au sein de la biologie même. J. P. Scott, qui avait « fondé » la sociobiologie à la fin des années 40, était comme Boulding marqué à l’époque par la pensée organiciste et systémique. Trente ans plus tard, il ne reconnaissait plus sa création dans le « déterminisme génétique » de la sociobiologie de Wilson. On trouve donc la situation paradoxale d’un Wilson qui crédite Scott de l’« invention » de la sociobiologie, tandis que celui‑ci adresse des reproches sévères à la sociobiologie des années 70, qui ne fait pas « mention du concept de systèmes, un concept général fondamental de toute la biologie, qui inclut celui d’évolution », (Scott, 1979, p. 130).