2.1. L’analogie de l’utilité‑adaptabilité

2.1.1. L’humanisation de la biologie

Des animaux maximisateurs

La biologie, peut‑être parce qu’elle était le lieu historique du développement de la métaphore organiciste, fit l’expérience des modèles d’optimisation et de l’analogie de l’individu maximisateur qui lui sont associées plus tardivement que l’économie.

Jusque dans les années 50 et même 60, dans le domaine des études animales, les modèles étaient encore relativement rares en comparaison des discussions sur les concepts et leurs définitions, des comptes rendus de tel ou tel aspect d’histoire naturelle, ou des monographies rassemblant des données. Le tournant vers la modélisation fut encouragé par les développements de la biologie moléculaire, née dans les années 40 et 50, et qui s’était établie comme modèle de science par des succès frappants, tels que la découverte de la structure en double hélice de l’ADN par James Watson et Francis Crick en 1953, ou l’élucidation du code génétique dans les années qui suivirent. La biologie moléculaire faisait un grand usage de représentations simplifiées de la réalité formulées en langage mathématique, afin de tester des énoncés qualitatifs exprimés sous la forme de systèmes de variables quantitatives (en cohérence avec les pratiques de la physique et de la chimie, auxquelles elle était étroitement attachée). Ces succès redirigeaient vers elle les ressources institutionnelles et financières disponibles, venant menacer le futur des études animales naturalistes dans les départements de biologie 84 .

Malgré l’antagonisme entre biologistes naturalistes et biologistes moléculaires, les premiers finirent par adopter progressivement le formalisme et les outils mathématiques de ces derniers. La sous discipline de l’écologie, s’intéressant aux aspects comportementaux des interactions animales (behavioral ecology), est particulièrement représentative de ces développements.

En 1966, l’article des biologistes Robert MacArthur et Eric Pianka de l’Université de Princeton, qui s’adressait à la question des comportements de prédation, débutait en notant : « Il y a un parallèle étroit entre le développement des théories en économie et en biologie des populations ». (MacArthur et Pianka, 1966, p. 603) 85 . Le style de l’article était effectivement celui d’un article d’économie théorique, avec la présentation d’un modèle, la discussion des résultats qualitatifs attendus dans des situations hypothétiques, et une absence de données empiriques (aucune espèce n’était citée !) – un fait inédit dans les articles discutant du comportement animal dans American Naturalist.

Le modèle analysait les comportements de prédation en assimilant les prédateurs à des consommateurs maximisant la quantité de proies saisies, sous contrainte d’un « budget temps et énergie, » formulant ainsi une analogie entre utilité et adaptabilité (fitness). La solution est déterminée par MacArthur et Pianka par le croisement de deux courbes, représentées graphiquement dans l’article, à la façon d’un équilibre marshallien en économie. L’analogie de l’utilité‑adaptabilité se prêtait bien à un développement plus approfondi, puisque c’était potentiellement le contenu entier de manuels de micro‑économie qui pouvait être mis à contribution pour analyser le comportement animal. Mais les choses se passèrent autrement. C’est une innovation dans un modèle de maximisation en biologie – avec l’intégration de l’altruisme – qui allait trouver un écho en économie.

Notes
84.

 L’émergence de la biologie moléculaire remonte aux années 30 et était activement soutenu par Warren Weaver, le directeur de la division des sciences naturelles de la fondation Rockfeller à partir de 1932 (Kohler, 1976). Le développement progressif de la modélisation en écologie au vingtième siècle est narré par Sharon Kingsland (1995).

85.

 MacArthur ne semble pas avoir suivi de cours d’économie (il fit ses études en mathématiques), mais il « pensait comme un économiste » : « [I]l combinait un amour de la nature et une fascination pour les problèmes d’allocation des ressources. Quelqu’un s’est souvenu qu’enfant, déjà, il avait été intrigué par le problème de comment un gâteau devrait‑il être partagé entre des consommateurs aux gloutonneries différentes », (Kingsland, 1995, p. 180).