Des animaux altruistes et égoïstes

L’entraide est évidemment centrale dans l’explication de la nature fondamentale du lien social. Pourtant, jusqu’à Hamilton, ce phénomène semblait ne pas pouvoir cadrer avec les slogans de « lutte pour la vie, » « sélection du plus apte, » associés à la théorie darwinienne. L’apport crucial d’Hamilton fut un modèle mathématique de sélection génétique s’appuyant sur un principe simple et donnant une explication de ces comportements en contradiction apparente avec le principe darwinien (Hamilton, 1964).

Des individus apparentés possèdent une certaine proportion de gènes en commun : deux enfants de parents diploïdes possèdent en moyenne la moitié de leurs gènes qui sont des copies identiques 86 . Hamilton montrait que si un animal aide un parent, même au prix d’une probabilité personnelle de survie diminuée, alors l’animal tire tout de même un bénéfice de son acte parce que des copies de ses propres gènes seront perpétuées, via la survie de l’individu apparenté. La sélection naturelle peut donc faire émerger des comportements d’entraide entre individus apparentés, lorsque la somme des valeurs sélectives de chaque individu pondérées par le coefficient de parenté (valeur sélective nette [inclusive fitness]) s’en trouve augmentée 87 .

Dans ce modèle, l’entraide avait donc une définition strictement biologique. Mais Hamilton qualifiait ces actes d’« altruistes, » ce qui pouvait suggérer une extension du raisonnement à l’altruisme chez les humains, en dépit du fait que l’altruisme soit communément défini comme une notion morale, et donc affranchie d’une lecture en termes de survie, ou de coûts et bénéfices.

La théorie d’Hamilton restait en revanche muette sur les comportements pro-sociaux constatés entre individus non apparentés (d’une même espèce mais de parenté très éloignée, ou de deux espèces différentes.) Le biologiste Robert Trivers (1971) élabora un modèle qui s’appliquait justement à des individus non apparentés génétiquement.

Trivers proposait qu’un acte d’entraide puisse bénéficier à l’altruiste d’une autre façon encore. Il suffit que l’individu bénéficiaire retourne la pareille dans le futur. Dans ce cas, un individu altruiste n’est pas désavantagé dans la course à la valeur sélective. Son altruisme lui permet de bénéficier d’actes altruistes en retour, et sa probabilité de survie peut s’en trouver améliorée par rapport à un individu qui n’adopterait pas un tel comportement pro‑social (ce type d’individu était qualifié d’« égoïste »).

L’usage des termes d’« altruisme » et d’« égoïsme » était strictement encadré par des définitions en termes de valeur sélective, mais suggérait évidemment une lecture anthropomorphique des arguments 88 . Le modèle de Trivers était difficile à distinguer d’un modèle utilitariste de l’altruisme et de l’égoïsme ; la maximisation de l’utilité était simplement remplacée par la maximisation de la valeur sélective. Avec la théorie d’Hamilton, le modèle de Trivers (1971) influencèrent la pensée de Wilson et lui fournirent la base théorique principale dans son explication des configurations sociales présentes dans des sociétés animales très variées 89 . La publication du Sociobiology de Wilson déclencha un jeu d’analogies symétriques à celles que nous venons d’examiner, mais en économie cette fois‑ci : alors que les biologistes développaient des analogies ou la valeur sélective était calquée sur une utilité, les économistes virent dans l’utilité un reflet d’une valeur sélective 90 .

Notes
86.

 Un individu diploïde possède deux jeux de chromosomes (l’un provenant de la mère, l’autre du père), un individu haploïde n’en possède qu’un jeu. La plupart des mamifères sont diploïdes.

87.

Les deux articles d’Hamilton de 1964 montraient en particulier comment la configuration génétique particulière de la plupart des hyménoptères (dont les fourmis), qui sont haplodiploïdes (la femelle est diploïde, le mâle haploïde), expliquait la perpétuation de castes d’individus stériles. Ce fait avait jusque‑là paru être en contradiction flagrante avec le principe de sélection naturelle individuelle, puisque des individus ne laissant pas de descendance devraient simplement disparaître ! Darwin lui‑même avait été dérangé par cette entorse à sa théorie. Voir Darwin (1992, pp. 292‑297).

88.

 Voir la controverse acerbe entre la philosophe Mary Midgley (1979, 1983) et Richard Dawkins (1981) sur ce point.

89.

 Trivers avait étudié avec Wilson à Harvard, et on peut noter qu’il est remercié spécialement en introduction de Sociobiology pour « avoir lu la plus grande partie du manuscrit et pour avoir en avoir discuté avec moi depuis le moment de sa conception ». (Wilson, 2000b, p. ix).

90.

 L’année précédant la parution de Sociobiology, un ouvrage développa un tout autre type d’analogie entre économie et biologie. Ce n’était pas un prolongement du développement récent de l’écologie comportementale, ni de la reconceptualisation à la saveur utilitariste de l’altruisme opérée par Hamilton et Trivers. Economy of Nature and the Evolution of Sex de Michael Ghiselin s’inscrivait nettement dans la tradition naturaliste « pré‑métaphore maximisatrice ». Son usage de l’analogie économique était explicitement métaphysique, heuristique et littéraire (Ghiselin 1974, p. 12). Une seule analogie économique était bien développée (celle de la division du travail parmi les firmes et parmi les organismes), mais elle manqua d’impressionner les économistes comme les biologistes (Trivers, 1974 ; Dennis Nyberg, 1975 ; Harold Demsetz, 1975 ; Ronald Coase, 1978, voir cependant Vromen, 1995). Même Hirshleifer, qui avait de la sympathie pour l’ambition de Ghiselin de rapprocher l’économie de la biologie, s’intéressait davantage à la sociobiologie de Wilson qu’à la biologie de Ghiselin (Hirshleifer 1977).