2.1.2. La « biologisation » de l’économie

L’ambition de Sociobiology

Dès le milieu des années 50, Wilson avait formulé le projet d’une théorie générale du comportement des animaux sociaux 91 . Le projet avait été repoussé, car les études du comportement animal au début des années 50 ne développaient aucun programme scientifique dans lequel la quête de Wilson aurait pu s’inscrire.

Wilson participa lui‑même à l’érection d’un cadre théorique pouvant servir son projet. Ses théories de l’équilibre biogéographique et de la formation des castes de fourmis proposaient des outils dont l’applicabilité s’étendait à l’éventail le plus large d’espèces animales, et permettaient de concevoir un cadre commun à tous les comportements sociaux, à la fois cohérent et à la portée explicative reconnue. En 1969, Wilson entreprit de s’appuyer sur son expertise sur les fourmis pour élargir ses études à tous les insectes sociaux, le résultat étant The Insect Societies, publié en 1971. Dans les années qui suivirent, Wilson travailla à élargir son analyse à l’ensemble des espèces manifestant des comportements pro‑sociaux, et publia en 1975 Sociobiology : the New Synthesis.

L’ouvrage était conçu comme une étude en trois parties des phénomènes sociaux d’un point de vue biologique. Une première partie, « L’évolution sociale », avait pour but de fournir au lecteur un précis d’écologie et de biologie des populations, dont les notions allaient être utilisées dans le reste de l’ouvrage 92 . Ce souci de progression n’empêchait pas le premier chapitre, une introduction de trois pages, de brandir assez brusquement les ambitions de la sociobiologie :

‘Il n’est peut‑être pas exagéré de dire que la sociologie et les autres sciences sociales, ainsi que les humanités, sont les dernières branches de la biologie attendant d’être incluses dans la Synthèse Moderne [la théorie néo-darwinienne de l’évolution]. Une des fonctions de la sociobiologie, alors, est de reformuler les fondations des sciences sociales d’une façon qui place ces matières dans la Synthèse Moderne. Est‑ce que les sciences sociales peuvent être vraiment biologisées de cette façon – cela reste à voir. (Ibid., p. 4) 93 .’

Les quatre derniers chapitres de cette première partie adoptaient un ton moins provocateur. Ils présentaient les concepts « élémentaires » de l’histoire naturelle, de la biologie des populations, de la génétique des populations et de la théorie évolutionnaire qui expliquaient l’émergence et le développement ultérieur des comportements sociaux chez les animaux. Le cinquième chapitre, intitulé « Sélection de groupe et altruisme », contribua en particulier à faire connaître le modèle d’Hamilton de 1964, présenté par Wilson comme un pilier de la sociobiologie. Les développements contemporains de la théorie biologique figuraient également dans ce chapitre, dont le modèle d’altruisme réciproque de Trivers.

La deuxième partie de l’ouvrage analysait douze phénomènes sociaux caractérisant la plupart des espèces sociales, comprenant entre autres la communication, l’agression, les systèmes de dominance, et les soins parentaux. Dans chaque cas, l’approche privilégiée était celle de la maximisation de la valeur sélective, c'est‑à‑dire que le comportement étudié était examiné sous l’angle de son origine évolutive, en surcroît de sa fonction particulière propre. Typiquement, le chapitre sur les soins parentaux présentait plusieurs modèles rendant compte de telle ou telle relation entre les parents et leur progéniture. Chaque fois, la discussion était menée en évaluant les différentes organisations possibles de la relation en termes de coûts et bénéfices leur étant associés, comme dans la section sur les soins parentaux, qui présentait le modèle de Trivers de 1974 (Figure 4) 94 .

Figure 4. Le conflit parents‑enfants représenté graphiquement dans Sociobiology

Source : Wilson, 2000b, p. 342.

Enfin, la troisième partie de Sociobiology présentait de façon exhaustive les études disponibles sur les espèces qui manifestaient un des comportements sociaux examinés dans la deuxième partie de l’ouvrage. Le travail accompli par Wilson dans cette section fut salué aussi bien par ses partisans que par ses détracteurs comme un tour de force, à une époque où l’hyperspécialisation des connaissances avait rendu inimaginable une synthèse couvrant tout le règne animal.

D’après le compte rendu que Wilson en fit ultérieurement, c’est précisément parce qu’il tentait d’étudier toutes les espèces en un seul volume qu’il consacra le dernier chapitre de Sociobiology à l’Homme, en s’appuyant sur les travaux d’anthropologues, sociologues, ethnologues, psychologues, et linguistes 95 .

Ce dernier chapitre, quels qu’aient été les motifs de Wilson, contribua à rouvrir le vieux débat nature - culture sous sa forme la plus passionnée. En fait, de nombreux lecteurs réagirent seulement au dernier chapitre. Dans ce chapitre, Wilson examinait les objets relevant traditionnellement des sciences sociales tel que la guerre, l’échange, la division du travail, ou l’émergence des religions. Son objectif était de discuter de la valeur sélective de ces structures ou événements sociaux afin d’expliquer pourquoi ils évoluèrent et furent sélectionnés jusqu’à parvenir jusqu’à notre époque. Dans sa chronique pour Newsweek intitulée « Social Darwinism » du 7 juillet 1975, Samuelson fut le premier à prédire que le livre de Wilson « sera reconnu » mais semblait « calculé pour maximiser la controverse » 96 .

Le caractère scientifique de Sociobiology fut largement salué et attaqué à la fois. L’ouvrage fit l’objet de comptes rendus dans les plus grandes revues de sciences naturelles. Il fut acclamé comme un événement majeur en lui‑même, en raison de son caractère encyclopédique et synthétique. Figure des études naturalistes, V. C. Wynne‑Edwards fut chargé de la recension de l’ouvrage pour Nature. Bien que l’approche en termes de sélection génique ou de parenté privilégiée par Wilson dans Sociobiology constituât une attaque en règle de la sélection de groupe chère à Wynne‑Edwards, ce dernier reconnaissait que c’était « un ouvrage destiné à un large public et qui aura sans doute un impact durable sur la pensée biologique, la recherche et l’enseignement. Son titre confère un nouveau nom à un sujet qui est l’un des thèmes les plus dynamiques de la biologie actuelle, et il fournit effectivement une nouvelle synthèse, à la perspective large et d’une grande autorité ». (Wynne‑Edwards, 1976, p. 253).

Malgré les témoignages multiples d’estime scientifique de ses pairs, un débat s’ouvrit dans les premiers mois qui suivirent la parution du livre en juin 1975. Des biologistes, menés par le généticien Lewontin, jugèrent que le premier et le dernier chapitres de Sociobiology relevaient de la spéculation plutôt que de l’investigation scientifique. Les affirmations de Wilson concernant l’origine biologique des diverses manifestations de la socialité humaine encourageraient et légitimeraient les discours politiques réactionnaires, d’autant plus facilement que le Sociobiology de Wilson avait bénéficié pour sa parution d’une intense couverture médiatique, rendant son message accessible et appropriable. Des biologistes se regroupèrent et signèrent une lettre ouverte publiée par la New York Review of Books. Cette lettre comprenait le passage suivant :

‘Ces théories [du darwinisme social] fournirent une base importante pour la mise en œuvre des lois de stérilisation ainsi que des lois restreignant l’immigration aux États‑Unis entre 1910 et 1930, mais aussi pour les politiques eugénistes qui menèrent à l’établissement de chambres à gaz dans l’Allemagne nazie. (Sociobiology Study Group SSG of Science for the People, 1975) 97 .’

Les membres des groupes « anti‑sociobiologie » estimaient que la couleur politique de leurs discours était la réponse légitime et nécessaire au discours réactionnaire de Sociobiology. Selon eux, la lutte des classes et les autres formes de tensions sociales trouvaient une réflexion dans les produits de la science, car les scientifiques dans leur quête d’objectivité intégraient inconsciemment ou non les conceptions sociales prévalentes des sociétés dans lesquelles ils vivaient. Lewontin et ses collègues développèrent cette position en particulier au cours de longues batailles contre le racisme « scientifique » dans le milieu universitaire américain.

Les sciences sociales réservèrent elles aussi un accueil ambigu à la sociobiologie. L’anthropologie est exemplaire à cet égard. La revue principale dans cette discipline, American Anthropologist, ne publia pas moins de dix contributions saluant ou rejetant Sociobiology, entre 1976 et 1978. La ligne de fracture en anthropologie recoupait largement la distinction entre anthropologie culturelle et anthropologie physique qui courait depuis Boas, elle‑même recouvrant en partie la ligne de fracture entre anthropologie substantiviste et formelle.

L’anthropologue Marshall Sahlins (converti à une anthropologie substantiviste, culturelle) publia en 1976 un essai intitulé The Use and Abuse of Biology : An Anthropological Critique of Sociobiology qui eut un grand écho au‑delà de sa discipline d’origine, et qui est considéré comme une défense exemplaire de l’idiosyncrasie des sciences sociales face à l’exportation de modèles de maximisation de la valeur sélective de la biologie. Contrairement à la situation en biologie où les critiques prenaient rapidement la forme d’une condamnation politique implacable, Sahlins prenait soin de rester sur le terrain scientifique, se distanciant de la rhétorique du SSG et exprimant l’espoir que le ton de son essai saurait rester « critique » et non « hystérique ».

Sahlins avançait que les systèmes culturels des sociétés humaines sont symboliques, ce qui rend vaine la tentative de conférer à tel attribut culturel particulier telle ou telle valeur sélective. Pour appuyer son argument, Sahlins décrivait plusieurs sociétés dans lesquelles les liens familiaux et les réseaux sociaux étaient loin de redoubler les liens de parenté ou d’entraide qu’un sociobiologiste aurait pu supposer exister. S’interrogeant plus largement sur les relations entre sciences sociales et naturelles, Sahlins en venait à conclure qu’historiquement, les analogies de la biologie vers la société, et de la société vers la biologie, spécialement en économie, étaient motivées par un désir humain de décrire la nature comme une projection de sa propre société. Il n’est alors pas surprenant, selon Sahlins, que les théories biologiques nous apparaissent expliquer si bien nos sociétés. Certains économistes, justement, trouvèrent que la sociobiologie s’accordait étonnamment bien à leurs propres modèles de maximisation. Cela ne doit pas nous surprendre puisque nous avons vu que la « nouvelle synthèse » de la sociobiologie rassemblait des modèles refondant la biologie du comportement sur la métaphore de l’optimisation, et une analogie avec la maximisation de l’utilité, soubassements de l’économie contemporaine.

Notes
91.

 L’histoire de la sociobiologie avant Sociobiology est retracée plus en détail dans Levallois (2007a).

92.

 Wilson était le co‑auteur d’un ouvrage remplissant déjà cette fonction : A Primer of Population Biology (Wilson et Bossert, 1971).

93.

« It may not be too much to say that sociology and the other social sciences, as well as the humanities, are the last branches of biology waiting to be included in the Modern Synthesis. One of the functions of sociobiology, then, is to reformulate the foundations of the social sciences in a way that draws these subjects in the Modern Synthesis. Whether the social sciences can be truly biologicized in this fashion remains to be seen ».

94.

 En introduction à une réédition de ses articles, Trivers revient sur cette similitude troublante entre son approche et le modèle de l’agent rationnel en économie : […] Quand je présentais ce travail [sur le conflit intrafamilial] à des économistes, leur réaction était, ‘Nous aimons la manière dont vous pensez – exactement comme un économiste !’ Certains se demandaient si j’avais appris cette technique graphique en étudiant l’économie. Heureusement, je n’ai jamais eu de cours d’économie et la similitude dans les techniques graphiques, je pense, n’est que le résultat des similitudes dans la logique. Les économistes pensaient en termes de quelque chose qu’ils appelaient ‘utilité,’ et non pas en termes de succès reproductif, et cette utilité pouvait elle aussi être conceptualisée en termes de coûts et bénéfices. Bien sûr, il leur manquait les coefficients de parenté dans leur système de logique. (Trivers, 2002, p. 124)

95.

Segersträle considère que d’autres raisons jouèrent dans l’inclusion de l’Homme dans Sociobiology, comme le désir de Wilson de « réfuter ‘les théologiens’ » (Segersträle, 1983, p. 91). L’élaboration d’une éthique naturelle empêcherait les « théologiens » d’imposer leurs propres codes moraux à l’humanité. L’autobiographie de Wilson parue en 1994, dans laquelle il raconte sa perte de foi religieuse et son adhésion au matérialisme, conforte l’hypothèse de Segersträle (voir Wilson, 2000a, pp. 54‑58).

96.

Cette chronique n’est qu’un des témoins de l’intérêt persistant de Samuelson pour la biologie. Voir le prochain chapitre.

97.

« These social Darwinist theories provided an important basis for the enactment of sterilization laws and restrictive immigration laws by the United States between 1910 and 1930 and also for the eugenics policies which led to the establishment of gas chambers in Nazi Germany ». Les deux leaders du SSG étaient Gould, paléontologue et historien de la biologie, et Lewontin, généticien, tous deux professeurs à Harvard. Lewontin avait été recruté à Harvard sur la recommandation de Wilson. En fait, le bureau de Lewontin, qui servait de bureau au SSG, était situé juste sous celui de Wilson. L’amalgame de ces questions scientifiques, politiques et personnelles contribua à enflammer la controverse.