2.2. Polarisation idéologique et étroitesse méthodologique

Une frange importante d’économistes allait critiquer le caractère conservateur de la biologie symbolisée par l’ouvrage de Wilson et se montrer méfiants ou ouvertement hostiles aux contacts entre l’économie et la biologie sur le terrain de l’analogie de l’utilité‑adaptabilité 114 . Le cas le plus nuancé est celui de Kenneth Arrow, à la fois interlocuteur et critique de la sociobiologie. En détaillant la réaction d’Arrow à la sociobiologie, nous espérons montrer de quelle façon les relations entre économie et biologie, lorsqu’elles sont scellées par des métaphores constitutives aussi strictes que celles de l’optimisation, sont source de polarisation idéologique.

En 1978, Arrow écrivait une introduction à un article de Wilson devenu classique et reproduit dans l’American Economic Review à l’occasion des dix ans de sa première parution dans American Naturalist (Wilson, 1968, 1978b). Le choix de l’article est significatif : il s’agissait d’un modèle expliquant la formation des castes chez les fourmis, paru bien avant Sociobiology, et employant une technique de programmation linéaire – la sociobiologie « humaine, » et la question de l’altruisme, n’y étaient pas abordées. Dans son commentaire introductif à l’article, Arrow précisait ce qu’il attendait d’un rapprochement entre économie et biologie :

‘La rareté des ressources est une caractéristique commune au monde biologique, dont les humains font partie. Il n’est donc pas surprenant que les mêmes modes d’analyse trouvent des applications en biologie et en économie. Après tout, Charles Darwin a raconté comment l’idée de la sélection naturelle lui est venue de la lecture de Malthus. Ce que l’économiste doit envier au biologiste, et peut‑être chercher à imiter, est son étalage de données quantitatives et qualitatives pour tester ses théories et guider le développement de nouvelles. (Arrow in Wilson, 1978, p. 25) 115 .’

La reproduction de l’article permettait d’indiquer pédagogiquement que la sociobiologie ne se limitait pas à un discours réductionniste et fragile sur les sociétés humaines, mais était plutôt la synthèse de méthodes d’optimisation et d’un souci empirique pratiques auxquels, finalement, les économistes feraient mieux de s’intéresser.

Pourquoi cet intérêt de Arrow pour la sociobiologie ? On peut remarquer que l’année où Wilson publiait son article sur les castes d’insectes dans les colonnes de l’American Naturalist (1968), Arrow quittait l’Université de Stanford pour Harvard – où Wilson était un poste. Là, un étudiant intéressé à la fois par l’économie et la biologie, Scott Boorman, semble avoir favorisé la communication entre ces deux chercheurs.

Arrow avait communiqué en 1974 les résultats de la thèse de Boorman dans une note publiée dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) (Boorman, 1974). L’intérêt d’Arrow pour une étude portant sur la « diffusion d’un trait génétique dans une population isolée » est a priori intriguant. Mais le trait génétique étudié par Boorman était celui « contrôlant le comportement coopératif entre deux individus non apparentés » (Ibid., p. 2103). Or, Arrow avait rejoint au début des années 70 ce collège invisible des économistes s’intéressant à l’altruisme, quand le sujet restait (de moins en moins) confidentiel en économie 116 .

En 1970 et 1971, Arrow avait donné une série de cours dans le cadre des conférences Fels, débutant par l’examen du rapport entre individu et société et remarquant que « l’organisation impersonnelle est nécessaire pour garantir les gains dérivés de la coopération ». (Arrow, 1974, p. 19). Arrow continuait à s’interroger sur la place de la coopération dans une organisation sociale de marché et rédigeait en 1971 un compte rendu favorable du Gift Relationship de Richard Titmuss (1970), qui défendait les mérites d’un système de don du sang, plutôt qu’une organisation par le marché et les prix. Dans cette recension d’ouvrage, Arrow faisait pour une première fois apparaître une référence aux sciences naturelles pour appuyer son argument :

‘Il y a, bien sûr, des institutions culturelles qui renforcent [le contrat social] ; Kropotkin a avancé qu’il existe un mécanisme évolutionnaire intégré à cette fin, car l’altruisme aide à la survie de l’espèce, une thèse répétée plus récemment par Wynne‑Edwards. (Arrow, 1975, p. 18) 117 .’

Wynne‑Edwards était l’ultime promoteur de la sélection de groupe, qui expliquait la persistance de l’altruisme au cours de l’évolution par la meilleure valeur sélective d’un groupe comprenant une proportion relativement plus importante d’individus altruistes qu’un autre groupe. Le problème de cette approche était qu’elle négligeait les effets de la concurrence intra-spécifique, faisant qu’un individu égoïste pouvait prospérer dans un rôle de passager clandestin au sein de tels groupes altruistes, son propre succès finissant par ramener la proportion d’individus altruistes à un niveau plus bas. Mais Arrow, qui était à la recherche d’un principe d’organisation sociale qui ne se réduirait pas aux interactions des individus sur marché, pouvait être séduit par une version de cette théorie qui évacuerait le problème de l’égoïste passager clandestin. Or, c’est précisément ce que proposait Boorman dans sa thèse, qui sous l’influence d’un Wilson qui n’avait jamais renoncé complètement à la sélection de groupe, bâtissait des modèles abandonnant le téléologisme de Wynne‑Edwards, mais aboutissant tout de même à sa conclusion qu’un groupe composé d’altruistes pouvait se maintenir et se développer, en dépit du free‑riding des individus purement égoïstes 118 .

En dépit de son intérêt pour la sociobiologie, Arrow n’était cependant pas prêt à accorder un pouvoir exorbitant à la biologie sur des questions sociales, comme allait le montrer sa réaction à une intervention d’Hirshleifer.

En mai 1981, une conférence réunit à Miami les économistes et juristes qui avaient été les acteurs du rapprochement entre économie, biologie et droit. Un long papier d’Hirshleifer était la pièce centrale de l’événement : Evolutionary Models in Economics and Law : Cooperation Versus Conflict Strategies (Hirshleifer, 1982a) introduisait le concept de stratégies évolutionnaires stables, le problème du dilemme du prisonnier empêchant le développement de comportements altruistes, présentait les modèles de sélection de parenté et d’altruisme réciproque qui permettaient d’éviter le « piège » de la non coopération et concluait en rappelant le modèle évolutionnaire de l’efficacité des lois de Paul Rubin (1977), dont l’arbitrage entre litige et règlement à l’amiable était conçu comme un cas particulier d’une loi plus générale d’arbitrage entre conflit et coopération.

Les participants incluaient un nombre remarquable de chercheurs rencontrés jusqu’ici : Alchian, Arrow, Ghiselin, Tullock et Winter. En fin de présentation, les conclusions qu’Hirshleifer tiraient pour la science économique étaient tranchées :

‘(a) L’image de l’« homme économique » a été souvent dénoncée, mais l’approche évolutionnaire suggère que l’intérêt personnel est en dernière analyse la première motivation de la vie humaine, comme de toute vie. […].’ ‘(b) « L’impérialisme de l’économie » – l’utilisation de modèles d’analyse économique pour étudier toutes formes de relations sociales plutôt que le seules interactions de marché par des agents aux décisions rationnelles – fait écho, de la même façon, à l’approche évolutionnaire […].’ ‘(c) […] L’avantage mutuel est très beau, mais le commerce doit tout de même être vu avec suspicion s’il renforce un ennemi potentiel lors d’une guerre. Ce point n’est pas sans un intérêt d’actualité, par exemple lorsque l’on considère la vente de technologie industrielle à l’Union soviétique. (Hirshleifer, 1982a, p. 52) 119 .’

La référence à l’Union soviétique, compte tenu de l’expérience d’Hirshleifer à la RAND, n’était pas une simple illustration de son argument. Elle montre plutôt l’influence persistante du contexte de la guerre froide sur sa réflexion. Ce contexte était rendu plus prégnant par l’invasion récente de l’Afghanistan par l’URSS et par la politique étrangère offensive de Ronald Reagan, et semblait bien contribuer à former les vues d’Hirshleifer sur le conflit et la coopération. À cet égard, sa discussion de l’efficacité, qu’il voyait comme un préambule nécessaire à une analyse évolutionnaire, concluait que « personne, probablement, ne privilégie l’efficacité dans un sens totalement universel. Nous devons fixer une limite quelque part, à la frontière entre « eux » et « nous ». L’efficacité est ainsi finalement un concept désignant l’avantage d’un groupe en concurrence avec d’autres groupes ». (Ibid., p. 8, souligné dans l’original).

Le passage en italique provoqua la réaction critique d’Arrow. Celui‑ci répliqua que cette dernière affirmation n’était pas une conséquence dérivant logiquement de l’énoncé précédent et relevait que « l’analyse d’Hirshleifer (et celle d’E. O. Wilson, en partie) [se rattachait] à une longue tradition de déterminisme dans les affaires sociales ». (Arrow in Fried et al., 1982, p. 86) Arrow proposait que la théorie des jeux employée par Hirshleifer puisse être enrichie en prenant en compte la possibilité de communication entre participants, ce qui aboutirait à des conclusions différentes. La communication n’a pas de valeur sélective lorsque l’expérience entre deux individus est unique, parce que les deux joueurs auront intérêt à mentir, ce qui rendrait la communication insensée. Cependant, une fois qu’on admet que le jeu puisse être répété, « chaque joueur peut refuser de coopérer à l’avenir si l’autre ne tient pas parole, même si une telle action [un tel refus de coopérer] est dommageable à soi‑même. Il sera alors plus intéressant pour chaque individu de ne pas mentir. […] La communication peut contribuer à aboutir à un comportement coopératif qui est aussi avantageux pour l’individu ». (Ibid., p. 84) La sélection d’un comportement pro‑social pouvait alors expliquer l’émergence d’institutions sociales, telles que le système juridique.

Ici, Arrow répondait à Hirshleifer sur le terrain de l’analogie biologique – il reprenait l’analyse de l’évolution de l’altruisme réciproque de Trivers (1971, p. 36). Mais il avançait également un argument rétablissant l’indépendance des sciences sociales vis‑à‑vis de la biologie :

‘J’ai l’impression que l’analogie évolutionnaire a été trompeuse. Si la « valeur sélective » est identifiée à la proportion de la population possédant un certain trait, alors effectivement le jeu est à somme nulle, et il ne peut y avoir de changement qui soit avantageux pour tous. Mais en tant qu’économiste du bien‑être, je ne m’intéresse pas à la proportion relative des traits, je m’intéresse aux préférences formées par les individus (disposant d’une information suffisante), et ils peuvent atteindre une situation meilleure au regard de ces préférences. Il existe des critères significatifs d’efficacité et d’équité. Est‑ce qu’un mode déterministe d’analyse signifie, comme Hirshleifer l’affirme, qu’ils ne sont pas pertinents ? Il y a une longue tradition d’analyse philosophique de qualité qui tend à considérer que le déterminisme n’est pas pertinent pour l’action individuelle et collective. Les individus font des choix dans beaucoup de domaines, y compris politique. Ces choix peuvent être eux‑mêmes le résultat d’un déterminisme biologique ou social, mais cela ne fait pas d’eux des choix moins significatifs du point de vue du décideur, ni moins significatifs éthiquement dans l’exercice de sa responsabilité. (Arrow in Fried et al., 1982, p. 87) 120 .’

La réplique d’Hirshleifer, loin d’essayer de récuser le déterminisme dont le taxait Arrow, le défendait en évoquant une nécessité idéologique :

‘Comment les attitudes implantées en nous il y a des milliers ou des millions d’années contraignent‑elles les limites de ce qui peut évoluer socialement ? Et déjà, cela est‑il important ? Je vais vous donner une ou deux indications de l’importance de cette question. En premier, comme vous le savez, les marxistes sont fortement opposés à cette façon de penser. Pourquoi ? Pour la théorie marxiste, il serait très pratique que l’être humain soit parfaitement malléable. Il pourrait être alors façonné par des moyens de contrôle sociaux appropriés en une forme correspondant mieux aux idéaux socialistes. S’il s’avère que l’homme résiste à une telle transformation, s’il est difficile de produire l’homme socialiste, cela a une importance pour la faisabilité de la réforme socialiste de notre société. (Hirshleifer, 1982b, p. 112) 121 .’

En d’autres termes, l’alliance de la biologie et de l’économie par la métaphore de l’optimisation, bien que relevant d’un déterminisme étroit, pouvait être une arme supplémentaire au service de la défense du capitalisme, et y renoncer était faire le jeu des marxistes. Cette réplique, qui n’était pas un argument isolé chez Hirshleifer 122 , est une rare concession de la portée idéologique des relations entre économie et biologie, de la part d’un défenseur de ces relations. Elle dévoile une faiblesse importante de cette relation, comme l’avait déjà remarqué Penrose : elle pouvait effectivement bien se prêter à la défense du « statu quo, » l’ancrage des ordres sociaux dans un ordre naturel signalant que les réformes sociales seront vouées à l’échec parce qu’allant à l’encontre de la « nature humaine ».

Nous avons vu que Samuelson avait été le premier économiste, avec sa chronique dans Newsweek, à réagir à la parution de Sociobiology. Dans les années qui suivirent, celui‑ci publia des articles théoriques sur la nature de l’altruisme en biologie et s’attaqua à l’analogie de l’utilité‑adaptabilité développée par l’école de Chicago et Hirshleifer, champion du rapprochement de l’économie avec la sociobiologie. Samuelson ne se découvrit pas un intérêt pour la biologie en 1975, cependant. Ses contacts avec cette discipline avaient une origine bien plus ancienne ; ils concernaient des thèmes bien différents.

Notes
114.

Voir Levallois (2007a) pour des développements sur la réaction de l’Union for Radical Political Economy à la sociobiologie.

115.

« Resource scarcity is a common characteristic of the biological world, of which humans are part. It is therefore not surprising that the same modes of analysis find applications in both biology and economics. After all, Charles Darwin has reported that the idea of natural selection came to him from a reading of Malthus. What the economist must envy in the biologist and possibly seek to emulate is the array of qualitative and quantitative data to check his or her theories and guide the development of new ones ».

116.

Nous nous sommes appuyés sur Fontaine (2007a) pour restituer l’intérêt d’Arrow pour la question de la coopération et de l’altruisme.

117.

« There are, of course, cultural institutions which reinforce it; Kropotkin argued that there is a built‑in evolutionary mechanism to this end, for altruism aids in the survival of species, a thesis repeated more recently by Wynne‑Edwards ».

118.

Sur le retour en grâce de la sélection de groupe, et la place qu’y trouvent les travaux de Boorman (avec son co‑auteur Paul Levitt), voir David Wilson (1983), qui restitue bien l’intensité du débat : « L’étude de la sélection de groupe a eu une histoire remarquable. Avant 1966 c’était un concept largement accepté, soutenu par certains des évolutionnistes les plus éminents de l’époque. […] Puis, avec la publication du Adaptation and Natural Selection de [George] Williams [1966], le concept de sélection de groupe fut discrédité. […] Dans la décennie qui suivit, il n’y avait que le lamarckisme pour rivaliser avec la sélection de groupe comme théorie de l’évolution la plus complètement rejetée. Puis elle ressuscita mystérieusement ». (p. 159).

119.

« (a) The image of ‘economic man’ has been much denounced, but the evolutionary approach suggests that self‑interest is ultimately the prime motivator of human as of all life... (b) ‘Economic imperialism’ – the use of economic analytical models to study all forms of social relations rather than only the market interactions of ‘rational’ decision makers – is similarly consonant with the evolutionary approach… (c) […] Mutual advantage is very nice, but trade still must be looked at with suspicion if it strengthens a potential enemy in war. This point is not without topical interest, for example when we consider the sale of industrial technology to the Soviet Union ».

120.

 « I feel that the evolutionary analogy has been misleading. If ‘fitness’ is identified with the relative proportion of a population possessing a particular trait, then indeed the game is zero‑sum, and there can be no change which will make all traits better off. But I am not concerned as a welfare economist with the relative proportions of traits, I am concerned with the (properly informed) preferences of individuals, and they can be made better off with respect to those preferences. There are meaningful criteria of efficiency and of equity. Does a deterministic mode of analysis mean, as Hirshleifer argues, that they are irrelevant? There is a long tradition of fine philosophical analysis, and it tends to the view that determinism is not relevant to individual and collective action. Individuals make choices in many capacities, including the political. These choices may themselves be the result of biological or social determinism, but that does not make them less meaningful from the viewpoint of the decision maker nor less ethically significant in the exercise of his or her responsibility ».

121.

« How do the ingrained attitudes implanted within us by thousand or millions of years of evolution constrain the limits of what can evolve societally? Now, is it important? I will give you a couple of indicators that the question is important. First, as you know, the Marxists are strongly opposed to this line of thinking. Why? For Marxist theory, it would be very convenient if the human being were perfectly malleable. Then he could be shaped by appropriate social controls into a form more consistent with socialist ideals. If indeed man resists such shaping, if it is hard to produce socialist man, that is important for the feasibility of socialist reform of our society ».

122.

Il avait avancé un argument similaire quelques années auparavant (voir [Business Week], 1978, p. 100). Arrow avait lui aussi une expérience d’économiste de la défense à la RAND, où il avait formulé son théorème d’impossibilité à l’été 1949. Ce résultat « rejetait la possibilité qu’un consensus social sur les fins puisse émerger comme résultat d’un idéal philosophique transcendant les désirs individuels, [et s’offrant] comme un guide à la prise de décision collective ». (Amadae, 2003, p. 114). L’accent qu’Arrow met, dans son échange avec Hirshleifer, sur la communication comme moyen d’en quelque sorte « transcender les désirs individuels, » montre que son rôle d’intellectuel de la guerre froide, dépeint en longueur par Amadae, avait considérablement évolué depuis les années 50 (Ibid., pp. 122‑132).