3.1. La biologie de Lotka, complémentaire de l’économie mathématique de Samuelson

L’économie de Samuelson a largement redéfini les pratiques de la discipline dans l’après Seconde Guerre mondiale. Sa thèse soutenue à Harvard en 1941, publiée sous le titre de Foundations of Economic Analysis en 1947, prétendait reformuler les principes fondamentaux de la discipline en un langage mathématique afin de les rendre significatifs du point de vue opérationnel (meaningful operational theorems), chaque principe devenant une « simple hypothèse sur des données empiriques, qui pourrait être réfutée, ne serait‑ce que dans des conditions idéales ». (Samuelson, 1965a, p. 4). Parmi l’éventail des formulations mathématiques disponibles, Samuelson aurait pu s’appuyer sur l’axiomatique développée depuis les années 20 à Vienne, ou peut‑être la mathématique statistique de Hotelling. Mais ce fut la théorie statique et dynamique développée par la physio‑chimie mathématique de la fin du dix-neuvième siècle que choisit Samuelson pour formuler ses « théorèmes opérationnels ». En effet, à son arrivée à Harvard en 1935 comme membre Junior de la Society of Fellows, Samuelson suivit les cours de E. B. Wilson, un mathématicien qui était le « dernier (et essentiellement, le seul) disciple de Willard Gibbs à Yale » (Samuelson, 1998, p. 1376). Or, les cours de E. B. Wilson traitaient de la « théorie générale de l’équilibre tel que compris par les chimistes physiciens [physical chemists], y compris les systèmes de phase de Willard Gibbs » 124 .

L’origine des formalismes employés par Samuelson dans la physique du dix‑neuvième siècle semble conforter la vision d’Hodgson selon laquelle, parmi deux grands référents possibles qu’étaient la métaphore mécaniste et la métaphore organiciste, Samuelson choisit le premier, ce qui rapprocha l’économie de la physique, l’éloignant du même coup de la biologie. Mais comme Weintraub (1991) fut le premier à le rappeler, Samuelson puisa cette métaphore dans la biologie physique d’Alfred Lotka et son ouvrage fondamental, Elements of Physical Biology (1925). Weintraub ne fait cependant de la « biologie » contenue dans l’expression « biologie physique » qu’une application, c'est‑à‑dire un contexte finalement secondaire par rapport à la matière primordiale qui intéressait Samuelson : l’appareil mathématique de la statique et de la dynamique (Weintraub, 1991, p. 48). La biologie serait alors une simple passerelle médiant la relation entre Samuelson et la dynamique, qui serait le trait historique pertinent à retenir.

Samuelson lui‑même, dans une réponse à Weintraub, présente un point de vue proche : « Alfred Marshall a affirmé – mieux, a affirmé à tort – que la méthode biologique remplacera la méthode mécanique dans la théorie économique. Foundations a tiré le plus grand avantage des pages citées du Elements of Physical Biology. Ces pages contenaient un minimum de biologie et un maximum de mathématiques réductionnistes », (Samuelson, 1997, p. 44). Nous n’entendons pas nous élever contre cette perspective, mais nous suggérons qu’elle ferme l’étude de riches contacts interdisciplinaires ayant bel et bien eu lieu.

En premier lieu, nous soutiendrons que ce ne sont pas quelques passages, mais bien le projet entier des Foundations de Samuelson qui était repris des Elements de Lotka. Cette constatation suggérera que la métaphore mécaniste commune aux deux ouvrages, son origine en sciences physiques s’estompant progressivement dans les mémoires, l’économie se trouvait de fait entretenir une relation directe à la biologie. Dans un second temps, l’étude des travaux ultérieurs de Samuelson montre que cette relation interdisciplinaire s’est poursuivie bien au‑delà de la publication des Foundations. Samuelson n’a pas simplement ouvert les Elements pour en tirer les équations différentielles décrivant l’évolution d’un système de variables au cours du temps. Au contraire, nous allons voir que Samuelson a maintenu tout au long de sa carrière un intérêt pour des questions de dynamique en biologie, contribuant à de nombreuses reprises à la biologie des populations. La longévité de ce type de relation entre économie et biologie n’allait pas sans problèmes. Nous avons vu au chapitre précédent que la signification de l’« altruisme » en biologie et en économie évoluait à partir des années 60. Parce qu’il continuait à utiliser un système d’équations différentielles couplées pour étudier l’altruisme, au lieu de raisonner en termes de coûts-bénéfices comme le faisaient ses contemporains, Samuelson allait se trouver sans interlocuteur.

Notes
124.

E. B. Wilson à H. H. Burbank (directeur du département d’économie d’Harvard), 20 décembre 1938, cité par Weintraub (1991, p. 60).